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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

jeter en tout ou en partie les idées de l’auteur ; mais, même à ne voir dans ce morceau que de la gymnastique intellectuelle, il touche à tant de questions et de connaissances, il remue une si grande masse de faits et d’observations, il force l’esprit à tant de réflexions, ne fût-ce que pour contrôler et vérifier, il est conduit avec tant d’aisance, de fermeté, de clarté, il étincelle de tant d’aperçus neufs, séduisans, féconds, pleins de jets de lumière, qu’on ne saurait dire s’il est plus instructif ou s’il est plus amusant. Ce que nous croyons pouvoir affirmer, c’est que l’on retirera de ces deux cents pages plus d’idées que du livre de Winkelmann. Or, c’est là un mérite éminent chez M. de Stendhal, et, si on lui conteste celui d’avoir pensé juste pour son compte, on ne saurait du moins lui dénier ce talent assez rare et qui n’échoit qu’aux esprits vigoureux ou singulièrement déliés : faire penser. C’est dans ce morceau que l’auteur a usé fort explicitement des théories de Montesquieu, de la science de Cabanis et même de celle de Lavater. Chose singulière ! M. de Stendhal, qui ne veut voir dans l’homme que des fonctions et des phénomènes physiologiques, prend à chaque instant parti pour l’ame pure et pour toute cette portion de la sensibilité, pour tous ces mouvemens de la passion immatérielle dont le scalpel ne saurait retrouver le ressort. Si quelque objection tirée d’une raison froide et prosaïque vient le contrarier : « Quand donc, s’écrie-t-il, les gens raisonnables comprendront-ils qu’il est des choses dont, pour leur honneur, ils ne devraient jamais parler ? » Ce qui rappelle ce vers plus récent de M. de Musset :

Mon premier point sera qu’il faut déraisonner.

Il repousse bien loin les cœurs secs, les athées des beaux-arts. La raison chez lui s’était faite matérialiste, il était resté spiritualiste par le sentiment. Les idées qu’il emprunte soit aux physiologistes philosophes comme Cabanis, soit aux philosophes physiologistes comme de Tracy, soit enfin à Montesquieu, sont d’ailleurs plutôt des arcs-boutans dont il étaie ses théories, qu’une partie intégrante de ces théories même. Ainsi, par exemple, Montesquieu, dans son Essai sur le Goût, ne semble distinguer l’idée du bon de l’idée du beau qu’au moyen de l’idée de l’utile ; témoin ce passage : « Lorsque nous trouvons du plaisir à voir une chose avec une utilité pour nous, nous disons qu’elle est bonne ; lorsque nous trouvons du plaisir à la voir, sans que nous y démêlions une utilité présente, nous l’appelons belle. » Tout au rebours, M. de