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tel qu’il était ? a-t-il senti vraiment un amour autre que celui que nous pouvons sentir ? l’abandon sans réserve et la bonne foi aveugle de la passion ont-ils pu se concilier chez lui avec la clairvoyance matoise qui analyse toutes les impressions, avec l’ironie qui les devance ? ou bien cet enthousiasme dont il tient la flamme sacrée enfermée dans un saint des saints où on l’aperçoit parfois jeter une lueur aussitôt étouffée, cet enthousiasme joué, n’est-il qu’une ironie de plus ? Voilà toute la question : jugée, M. de Stendhal entier l’est aussi, et dans le même sens. Nous sommes arrivé par l’induction et le raisonnement à le trouver sincère dans les choses d’intelligence ; mais sur ce point suprême quelle induction peut pénétrer aussi avant dans la certitude qu’un seul coup d’œil d’une femme regardant, suivant le mot de Jean-Jacques, son amant au sortir de ses bras ?

Nous aurions donc voulu que, par-dessus tout, M. Beyle nous fût raconté par une femme, une surtout de ces énergiques et passionnées Italiennes qu’il paraît avoir tant aimées, et qui disent si résolument à un homme : « Mon cher, dites donc à votre ami qu’il me plaît et qu’il est tout présenté. Caro, dite à M… che mi piace. » Une telle femme n’eût point pris notre curiosité pour un outrage ; elle eût trouvé plus de bonheur à parler de son amant que d’avantages à cacher qu’elle l’avait aimé. Mais si nous ne sommes point parvenu jusqu’à elle, si nous n’avons point trouvé une maîtresse de M. de Stendhal, nous sommes arrivé du moins, et tout nouvellement, bien près d’une femme qu’il a aimée pendant de longues années : femme française, de beaucoup d’esprit et d’une grande beauté, femme à qui M. Beyle n’a offert qu’une tendresse sans exigences et qu’un dévouement désintéressé, ce que Matta, dans les Mémoires de Grammont, appelle servir sans gages. Ce sentiment, qui était plus que de l’amitié, plus que de l’amour aussi, puisque l’amour ne connaît guère l’abnégation, a laissé un monument de son intensité et de sa pureté dans une correspondance pleine de bonhomie et de sereine affection. Nous le tenons d’un écrivain bien connu comme expert en toute sorte d’appréciations délicates, à qui la correspondance a été communiquée. M. Beyle, bonhomme ! Il ne se moquait donc pas lorsqu’il écrivait à un ami fictif ou réel (Lettres sur Haydn) : « Il y a long-temps que nous sommes convenus d’être naturels l’un pour l’autre. » Cette correspondance prouve qu’il y avait en effet un asile où M. Beyle osait dépouiller tous ses masques et pouvait être naturel ; elle prouve aussi que son ame comprenait toutes les délicatesses, qu’elle était au niveau des sentimens les plus élevés, les plus purs, et qu’il les prenait