Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/271

Cette page a été validée par deux contributeurs.
265
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

nous la trouverons vingt-cinq ans plus tard lorsqu’il s’écriera : « Quand verrai-je un peuple élevé sur la seule connaissance du nuisible et de l’utile, sans Juifs, sans Grecs, sans Romains ? » En 1803, il était déjà romantique comme il le fut lorsqu’il publia, sur le romanticisme, ses brochures de Racine et Shakspeare (1823-25). Il portait déjà en lui les idées qui se résumèrent depuis dans cet argument fondamental et charmant : « De mémoire d’historien, jamais peuple n’a éprouvé dans ses mœurs et dans ses plaisirs de changement plus rapide et plus total que celui de 1780 à 1823, et l’on veut nous donner toujours la même littérature ! Que nos graves adversaires regardent autour d’eux ; le sot de 1780 produisait des plaisanteries bêtes et sans sel, il riait toujours ; le sot de 1823 produit des raisonnemens philosophiques vagues, rebattus, à dormir debout, il a toujours la figure allongée ; voilà une révolution notable. Une société dans laquelle un élément aussi essentiel et aussi répété que le sot est changé à ce point, ne peut supporter ni le même ridicule, ni le même pathétique ; alors tout le monde aspirait à faire rire son voisin, aujourd’hui tout le monde veut le tromper. »

Quoi de plus fin et de plus solide en même temps, de plus plaisant et de plus juste, que cet argument sur lequel repose tout le romanticisme de M. de Stendhal ? En 1823, cet argument lui fournissait une brochure ; en 1803, il avait décidé de la direction de son esprit. Mme de Staël, en se faisant romantique, s’est faite Germaine, ce qui est une autre manière d’être classique. M. Hugo a déplacé adroitement, si l’on veut, et amoindri la question en l’ajoutant au programme du libéralisme de la restauration. M. Sainte-Beuve lui a cherché une autorité bien lointaine en la rattachant, malgré la chaîne brisée des temps, au mouvement poétique du XVIe siècle, à son Ronsard, comme il le dit agréablement. M. de Stendhal, de tous ceux qui sont entrés dans cette controverse, serait-il donc celui qui en aurait trouvé et dénoué le nœud ? Aurait-il été le vrai romantique avant même que le romantisme eût trouvé son nom ? Il a dit : Restez dans votre pays, restez dans la question littéraire, restez dans votre temps ; regardez le sot, il vous l’expliquera. Et en effet, pour son compte personnel, il n’a cessé, durant toute sa vie, d’avoir les yeux fixés sur le sot. C’est là le terrible voisin qui l’a tant gêné, comme Pascal son précipice, et contre lequel il n’a su se donner de la force qu’en lui déclarant une guerre à outrance.

L’état de sa fortune ne lui permit probablement pas de continuer ses études au-delà de ces deux années ; car, ce terme expiré, il quitta