Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/177

Cette page a été validée par deux contributeurs.
171
REVUE. — CHRONIQUE.

et mystique de l’Espagne : c’est que tout ce que le langage peut renfermer de pompe et de richesse sert là à consacrer, à exprimer l’humilité de la raison humaine. Le mysticisme, dans le Nord et même en France, n’a pas ce caractère. Lorsque vous lisez l’Imitation de Jésus-Christ, vous êtes naturellement frappés de la ressemblance qui éclate entre ces sentimens de macération, de dépouillement intérieur, et cette langue latine altérée, délabrée, qui semble sortir du milieu de ruines amoncelées. Au contraire, en Espagne, jamais l’homme n’a parlé un langage si magnifique et si pompeux que lorsqu’il a voulu se dépouiller et se démettre devant Dieu ; on ne connaît pas le génie de l’Espagne si on ne l’a pas vue ramasser dans sa langue tout ce qu’elle a de majestueux pour faire un acte d’humilité. Je compare à cet égard ce grand écrivain mystique, frère Luis de Léon, à l’un des rois mages, qui apportent l’encens et la myrrhe d’Arabie au pied de la crèche ; il réunit, dans une prose formée de l’or le plus pur, tout ce que l’idiome castillan renferme de joyaux et de pierreries ciselées pour venir déposer cette orgueilleuse offrande au pied du Christ enfant.

Dans cette esquisse des sujets qui doivent nous occuper, n’avez-vous pas remarqué combien cet âge de gloire, lentement préparé, a été rapide pour l’Europe méridionale ? Qu’elles ont passé vite, ces fêtes de l’intelligence ! De ces hommes que j’ai nommés à la hâte, combien ont survécu à leur pays ! Et ce jour de gloire, par quel lendemain a-t-il été suivi ! Chose étrange ! on voit un jour un peuple se lever, plein de grandes ambitions et de pensées accumulées ; il tient dans sa main les Indes et les deux Amériques ; son génie dans les lettres est si fécond, que vous diriez que des siècles de siècles ne pourront l’épuiser ; et cependant, le soir venu, il s’endort, il s’endort du sommeil de l’esprit, et ceux qui étaient accoutumés à l’admirer sont tout prêts à l’insulter. En vain de nouvelles voix amies cherchent à le réveiller ; quand l’engourdissement est entré jusqu’à l’ame, les paroles ne s’entendent plus ; les mots ne vont plus du cœur au cœur ; ils frappent comme un son, ils ne pénètrent plus ; lassés, découragés, les artistes, les écrivains, les poètes, se taisent peu à peu. À la place du bruit qu’on entendait autour de ce peuple, il se fait un grand silence. Comme un homme plongé dans le sommeil laisse encore échapper çà et là quelques paroles sans suite, de même il poursuit par intervalles le rêve de sa gloire passée ; mais ce rêve, contrarié par la réalité, n’arrête plus personne ; ses mouvemens désordonnés restent sans effet ; chacun le traverse, le heurte en passant ; on finit par se le disputer comme un corps sans volonté, sans loi, sans droit.

Vous savez si ce tableau est véritable ; et bien que l’on m’assure que dans les choses humaines la leçon de la veille ne doit jamais servir au lendemain, je vous dirai, comme le résultat de l’enseignement qui ressort de ce spectacle du Midi : Préservez-vous, défendez-vous, gardez-vous du sommeil de l’esprit ; il est trompeur ; il pénètre par toutes les voies, cent fois plus difficile à rompre que le sommeil du corps. Ne croyez pas (car c’est là une des idées