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lorsqu’ils ont été obligés de dépeindre à la hâte, ou, pour mieux dire, de révéler d’un trait les îles, les continens, les peuples, qu’ils viennent de soumettre à l’ancien monde. Il est frappant que dans ces récits vous ne retrouvez rien de l’enflure propre au génie castillan ; l’infatuation s’est abaissée devant la grandeur des faits ; les choses parlent seules, l’homme disparaît : l’orgueil des Espagnols a été vaincu par la majesté des Cordilières. Dans ce moment de surprise, il est revenu à la simplicité nue de la Bible ou d’Homère.

Est-il besoin de dire ce qui, indépendamment du mérite littéraire, donne un attrait si puissant aux livres des Espagnols et des Portugais ? C’est que tous ces hardis rêveurs ont été en même temps des hommes d’action. Partout ailleurs, l’écrivain, le poète est jeté dans des circonstances communes qui contrastent péniblement avec les aspirations de sa pensée ; il est tout dans ses livres, il n’est rien dans la réalité. Il pense, il rêve, il ne vit pas. Voyez Arioste, il suit des yeux de l’imagination ses héros dans leur carrière enchantée ; pour lui, il passe une vie commode et assez prosaïque dans cette maison de Ferrare que peut-être vous avez visitée. Qu’il en est autrement des écrivains espagnols ! Leur vie est aussi agitée, aussi aventureuse que leur rêve ; ils sont tous soldats, et vous savez comme ce noble métier de la guerre trempe les ames qu’il n’étouffe pas ! La loyauté, la fierté se conservent mieux qu’ailleurs sous la cuirasse. Ces hommes ont, pour se mouvoir, un empire qui semble lui-même inventé par la poésie, l’empire monstrueux de Charles-Quint ; ils rêvent, écrivent, composent sur les flottes, au milieu des batailles et des siéges. Ce sonnet est daté de la côte de Coromandel, cet autre a été rimé au milieu de la tempête, près du cap Bon ; cette idylle a été inspirée dans la campagne du Chili, au bord de l’Océan Pacifique ; quant à ce poème, il a été écrit sur la flotte invincible. Malgré moi, j’associe à ces compositions les lieux, les climats, les rivages lointains dont ils m’apportent un écho ; je les colore des feux de ce ciel étranger. Comment ne pas suivre dans ce vers de Camoëns le sillage du vaisseau ? Des œuvres même très imparfaites empruntent à ces traces de la vie réelle un charme que l’art tout seul peut-être ne leur donnerait pas. Dans l’Araucana d’Ercillo, dans cette chronique sanglante, je m’attache aux pas de ce poète peut-être médiocre, mais qui a l’immense avantage de faire toucher du doigt cette vie d’aventures et de combats dans les forêts du Nouveau-Monde. Et s’il s’agit d’un écrivain tout-puissant, combien la vie n’ajoute-t-elle pas au poème ! Je veux retrouver dans la fierté naïve de l’auteur de Don Quichotte l’héroïque manchot de la bataille de Lépante. Dans ce théâtre tantôt chevaleresque, tantôt ascétique de Lope de Vega et de Calderon, je cherche les vestiges de ces deux hommes qui ont commencé leur vie sous la cuirasse et l’ont finie sous le cilice, dans le cloître. Et ne pensez pas que ce soit là seulement une illusion, une sorte de mirage ardent dont le lecteur est lui-même la cause. Non, tant d’impressions réelles, tant d’expériences propres ont passé dans les livres ; en sorte que, si vous me demandez quel est le caractère original de la littérature espagnole, je répondrai hardiment que ce caractère est la profusion même de la passion et de la vie