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REVUE. — CHRONIQUE.

ces doctrines, vous ne pouvez lire impassiblement ces théorèmes de Parménide et de l’école d’Élée écrits sur la marche des échafauds. D’ailleurs, pour soutenir le combat, ces hommes ne s’adressent pas seulement à l’enceinte des écoles, mais à l’opinion proprement dite, telle que nous l’entendons aujourd’hui. Prose et vers, pamphlets métaphysiques, dialogues populaires, comédies panthéistes, toutes les formes, toutes les armes, sont employées. Une ardeur fiévreuse se mêle, dans Giordano Bruno, à la profondeur des aperçus ; l’ancienne liberté démocratique de l’Italie a passé dans ses théorèmes de philosophie. L’artiste vient au secours du torturé. Ne cherchez pas ici l’impassibilité savante de la philosophie allemande, dont il a entrevu d’avance quelques formules. C’est l’emportement du génie politique du moyen-âge mêlé à la métaphysique des premières écoles grecques et au fond de ces discussions héroïques, vous sentez bien que c’est l’Italie elle-même qui est en jeu, que c’est là son dernier effort pour conserver la liberté de l’intelligence, quand la liberté politique est perdue, et qu’enfin avec les cendres de ses penseurs vont être jetées au vent ses dernières espérances.

Au moment où l’Italie succombe comme nation politique, elle impose aux peuples étrangers le joug de ses arts et de ses formes littéraires ; ses écrivains règnent sans discussion, quand elle-même a cessé d’être. L’Espagne, qui pèse plus lourdement sur elle, se range, en apparence, plus docilement qu’aucune autre aux règles de son génie. Les écrivains que l’on considère comme des réformateurs en Espagne sont des imitateurs dociles de l’Italie. Boscan, Garcilasso, Mendoza, ces étranges conquérans, emportent dans leur pays, comme un butin légitime, les mètres, les rhythmes et tous les artifices poétiques de la Toscane ; ils se couvrent des dépouilles des vaincus, et, assurément, c’est une chose digne d’attention, dans l’histoire de l’art, que de voir les formes usées de Pétrarque soudainement ravivées par les passions de la Castille et les couleurs du ciel de Grenade. Mais le véritable plagiat que l’Espagne ait fait à l’Italie, c’est Christophe Colomb, car ce grand homme n’a pas seulement donné son génie à l’Espagne ; il a encore pour elle oublié sa langue natale ; dans son journal de voyage, ses observations de chaque jour sont écrites en espagnol, et ce n’est pas avec la langue de Dante qu’il a salué l’Amérique. À sa suite marchent d’étranges écrivains, Fernand Cortez, Fernand Pizarre, Albuquerque, le Portugais Magellan, qui dans leurs correspondances arrivent souvent à la grandeur de l’expression par la grandeur des choses qu’ils racontent. Au milieu des graces étudiées de la renaissance, ces hommes retrouvent sans y penser la simplicité, la force, la naïveté, la nudité des anciens dans leurs récits improvisés ; le journal de Colomb, dans sa concision, a je ne sais quoi de mystérieux, de sublime, de religieux comme le grand Océan au milieu duquel il est écrit. Et si je voulais donner ici un exemple des rares ouvrages où les modernes ont retrouvé le ton de l’antiquité, je me garderais bien de le chercher parmi les écrivains de profession de la renaissance, un Guichardin, un Mendoza ; mais je le demanderais à ces hommes de fer qui jamais n’ont touché une plume que