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REVUE DES DEUX MONDES.

À côté du palais des tsars, que l’empereur fait reconstruire à présent sur un plus vaste espace et dans de plus hautes dimensions, est le palais des Patriarches, étroit, sombre, et rempli d’une quantité de mitres, de crosses en or et en vermeil, de vêtemens chargés de perles et de rubis que les moines déroulent avec orgueil. Là est aussi la bibliothèque du synode, composée tout entière d’ouvrages grecs et slavons, parmi lesquels on m’a montré un très beau manuscrit d’Homère que le bibliothécaire avoue n’avoir jamais lu, en sorte qu’il ne sait jusqu’à quel point il est conforme au texte imprimé.

Et la cloche ! Je crois, Dieu me pardonne, que j’allais quitter le Kremlin sans parler de la fameuse cloche. Je me hâte de dire que je l’ai vue, non plus ensevelie à moitié dans le sol comme elle l’était naguère, mais posée sur un joli piédestal de granit par un ingénieur français, M. de Montferrand. Les dimensions de cette cloche ont été indiquées dans toutes les statistiques, elle a vingt pieds de haut et plus de vingt-deux pieds de diamètre. Si elle avait été fondue trois siècles plus tôt, le joyeux curé de Meudon n’aurait pu choisir un plus digne grelot pour la jument de Gargantua.

Le Kremlin communique avec la ville par cinq portes ornées d’images, et illustrées par mainte légende héroïque et religieuse. Il en est deux surtout dont l’aspect seul inspire au peuple le plus profond respect. L’une est la porte de Saint-Nicolas. Une ancienne image de ce saint, encadrée sous une vitre, décore cette porte, et une inscription placée sur le mur rapporte que dans l’explosion de 1812, tandis que les remparts du Kremlin tremblaient, que l’arsenal était renversé, et que la tour et la porte de Saint-Nicolas se déchiraient de haut en bas, l’image du saint et la vitre qui la recouvre restèrent parfaitement intactes. Je laisse à penser comme on cria au miracle, et avec quels regards pieux le paysan russe contemple ce témoignage palpable de la faveur du ciel. Aussi, du matin au soir, des flots de monde se pressent à l’entrée de cette porte, font des signes de croix et allument devant le bienheureux saint Nicolas des cierges et des lampes.

L’autre porte est encore plus vénérée. Elle est ornée d’une image sombre dont on distingue à peine les traits, et qui représente le Sauveur. Devant ce cadre noirci par le temps est une lampe grossière suspendue à une chaîne épaisse, une vraie lampe de prison ; jamais tête de vierge entourée de brillans et de saphirs, jamais iconostase portant sur ses larges ailes toutes les figures de l’ancien et du nouveau Testament, n’inspira un aussi vif sentiment de dévotion que cette image sombre incrustée dans la muraille et cachée derrière cette lampe antique. On raconte qu’une fois elle a par sa merveilleuse puissance arrêté l’invasion des Tartares, et préservé la ville de leurs ravages. Ils arrivaient en triomphe, croyant déjà s’enrichir des dépouilles des marchands, et trôner comme de fiers conquérans au Kremlin ; ils s’en retournèrent confus et épouvantés : la sainte image avait jeté le trouble dans leurs regards, l’effroi dans leurs cœurs et le désordre dans leurs rangs. On dit aussi que lorsque les Français, plus intrépides que les Tartares, envahirent Moscou, ils voulurent s’emparer de cette image sacrée, qu’ils ne purent,