Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/110

Cette page a été validée par deux contributeurs.
104
REVUE DES DEUX MONDES.

lieues, nul banc de sable n’entrave son cours, nul écueil perfide ne se cache sous ses flots. Il sert de lien à des centaines de peuplades, il touche par ses embranchemens à toutes les parties de la vieille Moscovie. On dirait une puissante artère dans un corps gigantesque.

Toute l’histoire des provinces que nous traversions depuis la porte triomphale de Pétersbourg, des villes qui en sont les chefs-lieux, des villages qui s’y trouvent épars, est comme une introduction à l’histoire de Moscou. Ces provinces ont formé jadis autant d’états distincts l’un de l’autre, et Moscou les a subjuguées ; ces villes ont été régies par des seigneurs indépendans, et Moscou les a l’une après l’autre assujetties à sa domination. Moscou a été le noyau de toutes les conquêtes russes, l’arsenal de cet immense travail d’assimilation et d’absorption qui dure depuis des siècles, jusqu’au jour où Pierre-le-Grand jeta sur les bords du golfe de Finlande les fondemens de sa nouvelle ville, et y transporta le siége de cette grande œuvre.

En se rappelant ainsi les souvenirs des temps anciens et en traversant ce pays, à chaque pas que l’on fait, à chaque page de la tradition que l’on déroule, on voit surgir le nom de Moscou, on éprouve un désir toujours croissant d’arriver à cette ville qui a porté si loin le glaive des boyards et la croix des patriarches. Ainsi, dans ces vastes châteaux des contes de fées, on passe de préau en préau, de salle en salle, avant d’entrer dans celle du maître. La voilà enfin, cette cité si célèbre et si justement vénérée par ceux qu’elle a tour à tour conquis et associés à sa puissance ; le voilà, ce sanctuaire de la religion grecque, ce berceau de l’autocratie russe. Par un beau matin, aux rayons du soleil levant, nous voyons de loin ses murs, ses tours se découper à l’horizon bleu. Nous passons devant le bizarre château de Petrowski, construit par Élizabeth, sur lequel je jette à peine un regard, tant je suis occupé de regarder le panorama qui est en face de moi et qui se déroule peu à peu à mes yeux. À la porte, le corps-de-garde nous arrête, c’est de droit ; un peu plus loin, nous rencontrons la police. Le corps-de-garde et la police se soucient fort peu de l’impatience du voyageur. Ils contrôlent la curiosité et légalisent l’enthousiasme.

Les formalités de passeport bien et dûment remplies, le fonctionnaire préposé à la sûreté publique, convaincu par douze honorables signatures et douze cachets de chancellerie que nous n’apportons avec nous ni machine infernale, ni peste, ni constitution, nous permit de continuer notre route. Le conducteur, qui se tenait devant lui la tête basse, dans un état d’humilité profonde, remonta sur son siége ; le postillon se hâta de faire encore trois signes de croix devant une petite image suspendue à une muraille ; enfin, nous passâmes à travers des amas de charrettes entre lesquelles circulaient des milliers de juifs, de paysans, de marchands. On eût dit une foire ; c’était tout simplement un marché quotidien. Devant nous s’élevait un lourd et massif édifice surmonté d’une tour octogone. Ce monument fut consacré à la mémoire du commandant Soukhareff, qui, pendant la terrible révolte des Strelitz, suscitée, dit-on, par l’ambitieuse Sophie, sœur de Pierre-le-Grand, resta fidèle aux