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LA RUSSIE.

poles bleues et dorées, par les toits de ses édifices aplatis comme des toits de villas italiennes et peints en vert. Les rues sont larges et élégantes ; les maisons, jadis en bois, ont été rebâties en pierres ; elles sont pour la plupart toutes fraîches encore, et blanchies à la chaux ou couvertes d’une couche d’ocre, çà et là de quelques couches de carmin. Malgré cette apparence moderne, Tver est aussi ancienne que Novogorod. Il en est de même d’un grand nombre d’autres villes russes. En lisant leur histoire, en voyant par combien d’évènemens elles ont passé, combien de désastres et d’invasions elles ont subis, on s’attend à voir des rues tortueuses et obscures, des fenêtres à ogives, des tourelles et des pignons comme à Augsbourg ou à Lubeck, et il n’en est rien. Ces villes étaient bâties en bois : une seule guerre, un incendie les dévastait d’un bout à l’autre ; elles ont été reconstruites à différentes époques, et toujours sur un plan nouveau. Leurs annales, leurs noms seuls sont anciens ; leur forme est toute riante. Il semble que tout concourt à donner à la Russie un caractère de jeunesse et de régénération. Son véritable essor, sa vraie vie ne date que du règne de Pierre-le-Grand ; toutes ses cités se dépouillent aujourd’hui l’une après l’autre de leur caractère de vétusté, et se parent à l’envi pour entrer comme des cités nouvelles dans une nouvelle époque historique.

Au pied des murs de Tver, on passe sur un pont de bateaux le Volga, si célèbre dans les chroniques russes. C’était par là que les pirates s’en allaient jadis poursuivre leur proie et grossir leur butin. Les eaux du fleuve portaient ces troupes de vagabonds féroces, ces cohortes de brigands qui semaient l’effroi dans la chaumière du paysan et la salle d’armes du seigneur. Le souvenir de leurs vols, de leurs cruautés, s’est perpétué dans les traditions du château et les chansons du village. Voici un de ces chants, qui peint une jeune fille à côté de laquelle la fameuse Clara Wendel n’aurait été qu’un doux agneau :

À seize ans, j’ai commencé à voler.
À dix-huit, j’ai assassiné.
J’ai fait périr mon propre frère :
Je l’ai pris par ses cheveux blonds ;
Je l’ai frappé contre la terre,
J’ai ouvert sa poitrine blanche,
Et je lui ai arraché le cœur avec joie.
Le cœur sous le couteau a palpité.
La belle fille a souri.

Maintenant le Volga est d’une honnêteté exemplaire. L’écho de ses rives ne répète que le son des cloches pieuses ou la chanson des matelots inoffensifs. Ses ondes ne portent que les paisibles navires du commerce, et ses ports sont comme autant de champs fructueux où la main du spéculateur récolte chaque année une heureuse moisson. C’est de tous les fleuves de l’Europe le plus long et le plus facile à parcourir. Du milieu des collines du Waldai, il s’en va majestueusement jusqu’à la mer Caspienne, et sur cet espace de huit cents