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pices, tout annonçait une moisson qui mettrait un terme à tant de souffrances et de misères.

Une des ressources du paysan de cette contrée est de se faire charretier. Avec un cheval et une petite voiture fermée comme un panier d’osier, il entreprend de fréquens voyages de Moscou à Pétersbourg. À chaque instant, nous rencontrions des caravanes de trente et quarante chariots, marchant, comme les grandvaliers franc-comtois, à la suite l’un de l’autre, transportant d’une ville à l’autre les denrées de l’Europe et de l’Orient, les étoffes de France, les cristaux de Bohême, la quincaillerie de Londres et les livres de l’Allemagne. Lorsque les bateaux à vapeur recommencent leur trajet, lorsqu’ils arrivent chaque semaine à Pétersbourg, de Dunkerque et du Hâvre, de Riga et de Stockholm, une bonne partie de leur cargaison est aussitôt mise sur ces charrettes et s’en va vers Moscou. C’est que Moscou n’est pas seulement la seconde capitale de la Russie et l’une des villes les plus commerçantes de l’Europe, c’est le cœur même de la nation, c’est le centre de l’empire, c’est le point de jonction de toutes les routes de l’Orient et de l’Occident, c’est de là qu’on s’en va en Pologne et en Allemagne par les chemins pleins de deuil et de gloire de l’armée française, en Turquie par Odessa, dans le Caucase par Astracan. De quel désir vague et ardent n’ai-je pas été saisi lorsque, arrivé à Moscou, je voyais rayonner autour de moi toutes ces routes dont je venais d’atteindre la première limite, toutes ces contrées que j’aurais voulu parcourir, toutes ces villes qui m’appelaient les unes avec leurs anciennes traditions, les autres avec leur splendeur moderne : Nishni Novogorod avec sa grande foire, Kasan avec ses souvenirs des Mongols, Kiew avec ses vieilles cathédrales, Batsisaraï où les fontaines de marbre murmurent encore sous les arbres comme au temps des sultanes, Tobolsk où j’aurais contemplé avec compassion les pauvres colonies d’exilés, et la Circassie dont un jeune officier me peignait avec enthousiasme les sites rians et grandioses, théâtre de légendes héroïques. Ô tentations du voyageur, qui pourrait dire votre trouble plein de charme, votre essor si joyeux, hélas ! et si décevant ! Si j’avais eu à ma disposition quelques années de liberté et quelques-uns des cinq cents chevaux qui emportaient Catherine et son cortége dans sa fabuleuse promenade de la Tauride, vers quelle cité mémorable, vers quelle rive nouvelle ne me serais-je pas élancé avec bonheur !

Tandis que je m’abandonnais à ces rêves inutiles, mon silencieux compagnon de voyage me rappela aux réalités de la vie en tirant de sa poche son troisième déjeuner ; et pour me consoler de ne pouvoir m’aventurer sur les routes lointaines de la Sibérie et du Caucase, je regardais à droite et à gauche celle que nous parcourions. C’est vraiment un très beau travail et qui a dû coûter des sommes immenses. La chaussée est ferme comme un pavé, unie comme une allée de parc, et si large que quatre diligences y pourraient facilement passer de front. À chaque ravin une forte balustrade, à chaque ruisseau un pont en pierre avec des gardefous en fer ornés d’aigles à deux têtes et de trophées. De loin en loin aussi apparaît, au bord