Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/992

Cette page a été validée par deux contributeurs.
988
REVUE DES DEUX MONDES.

V.

Le Tsernogore traverse en ce moment l’époque la plus critique de son histoire, l’époque constituante. Il est arrivé à un point de maturité et de force qui lui permet d’espérer qu’on ne lui contestera plus du dehors sa propre indépendance. Il doit seulement chercher à se procurer la tranquillité au dedans. Une organisation sur le pied de paix serait assurément très désirable, si elle pouvait s’accomplir sans mettre en danger l’existence même du Tsernogore, sans lui enlever sa raison d’être. Malheureusement, le jour où la montagne Noire cessera d’être plus libre que les états voisins, elle sera perdue ; un peuple si faible et si peu nombreux n’est invincible depuis si longtemps que par les élans de courage qu’inspire aux citoyens l’amour de l’indépendance. Quelque dévoué qu’il soit à sa patrie, le vladika actuel pourrait donc bien en amener la chute par ses réformes. Qu’il ne se laisse pas éblouir par ses succès civiques et par les trophées militaires dont il a rempli son capitole. Plutôt que d’abdiquer leur liberté native, les Tsernogortses en viendraient à s’unir avec leurs voisins turcs. Tant que les citadelles de Nikchitj et de Podgoritsa seront debout, disent-ils, nous ne craignons l’oppression ni de notre sénat, ni d’aucun d’entre nos chefs.

En effet, dans cette presqu’île gréco-slave, dans cette terre d’esclaves toujours révoltés, le Tsernogore est un pays d’ouskoks, un champ d’asile ; il ne pourrait renoncer à ce précieux privilége sans perdre en même temps tous ses avantages. Cet amour de la civilisation qui anime maintenant les chefs tsernogortses pourrait devenir funeste à leur patrie, s’il les portait à introduire la police franque, et toutes les restrictions aux droits individuels appelées en Europe moyens de gouvernement, dans un pays qui, par les exigences de son état social, exclut presque entièrement l’emploi de ces moyens. Une administration plus régulière que celle qui a existé jusqu’à présent est sans doute nécessaire au Tsernogore. Le vladika précédent l’avait déjà senti ; dès l’année 1821, il avait introduit dans les nahias une espèce de gendarmerie appelée du nom turc de koulouk, et érigé un tribunal suprême, composé des principaux habitans ; mais aucune peine ne pouvait encore être prononcée contre ceux qui résistaient à ses décisions judiciaires ; la douceur de Pierre II l’empêchait d’ailleurs de recourir à la force pour réaliser ses plans, et il dut remettre en mourant à son neveu, le vladika actuel, le soin d’achever la ré-