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des maîtres est poursuivie sans relâche par des rebelles, par de vils haïdouks. Qu’il était beau de voir comment étincelaient les sabres serbes, comment ils fendaient les têtes ennemies, et comment les rochers même, quand il s’en trouvait sur leur passage, volaient en éclats ! C’est ainsi qu’en juillet 1712 le Tsernogore se couvrait de gloire et se remplissait des plus riches dépouilles. Ô frères serbes ! et vous tous qui portez des cœurs libres, réjouissez-vous, car l’antique liberté ne périra pas, tant que nous aurons notre petite montagne Noire. »

Les vainqueurs nommèrent Tsarev-Laz (descente de l’empereur) le lieu où l’armée du seraskier avait été détruite. Par suite de cette bataille, beaucoup de villages et des districts entiers furent enlevés aux Turcs, et la forteresse de Rieka, qu’ils assiégeaient, resta aux mains des Tsernogortses. Furieux de ces revers, le tsar pur (le sultan) prépara avec ardeur une nouvelle expédition, et, deux ans après, cent vingt mille guerriers, conduits par Douman Kiouprili, marchaient vers le Tsernogore. Joignant la ruse à la force, Douman offrit la paix la plus honorable aux montagnards, qui, trompés par ses promesses, envoyèrent dans son camp trente-sept de leurs principaux glavars. À peine arrivés, les glavars furent saisis et pendus, et aussitôt après l’assaut fut donné à la montagne, privée par le perfide pacha de ses chefs les plus intelligens.

« Pour venger, dit la piesma nationale qui raconte cet évènement, pour venger le seraskier et les cinquante mille Turcs détruits dans les forêts et les défilés serbes, et pour guérir les blessures faites au cœur du sultan, Kiouprili ne laissa pas dans tout le Tsernogore un seul autel, une seule maison debout. Surpris sans munitions, quand la poudre leur manqua, les iounaks durent céder. Les plus jeunes se retranchèrent au haut des monts, les autres s’enfuirent vers Kataro, sur le territoire de Venise, convaincus que le doge, auquel leur longue guerre avait été si utile, ne les livrerait pas aux Turcs. Vain espoir ! les Vénitiens laissèrent l’Osmanli envahir leur territoire pour y sabrer les vaincus. Mais quelle fut la récompense du doge, devenu l’ami des Turcs ? Il se vit enlever par eux toutes ses provinces orientales. Tel fut le prix qu’obtint Venise pour avoir livré les Serbes. »

Les derniers vers du chant tsernogortse retracent, en la résumant, une triste période de l’histoire de Venise, qui, plongée dans ses calculs mercantiles, apprit alors ce qu’une nation gagne à l’abandon de ses alliés. Libre dans ses mouvemens par la possession de la montagne Noire, le Turc parcourut sans résistance toutes les provinces vénitiennes de la presqu’île gréco-slave, depuis la Bosnie jusqu’à l’isthme de Corinthe. La reine de l’Adriatique comprit un peu tard que sa