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LE MONDE GRÉCO-SLAVE.

de caresser mon époux, et qui m’a presque coûté les deux yeux, à force d’y travailler nuit et jour pendant trois années. Dussent mille tronçons de lances devenir ton cercueil, mon Stanicha, il faut que tu combattes pour la recouvrer, ou, si tu ne l’oses, je retourne la bride de mon coursier, et je le pousse jusqu’au rivage de la mer. Là je cueillerai une feuille d’aloès, avec ses épines je déchirerai mon visage, et, tirant du sang de mes joues, avec ce sang j’écrirai une lettre que mon faucon portera rapidement à la grande Venise, d’où mes fidèles Latins s’élanceront pour me venger. À ces mots de la fille de Venise, Stanicha ne se maîtrise plus, de son fouet à triple lanière il frappe son coursier noir, qui bondit comme un tigre, et, ayant atteint Djouro, le Tsernogortse le frappe d’un coup de javelot au milieu du front. Le beau voïevode tombe mort au pied de la montagne.

« Glacés d’horreur, tous les svati s’entre-regardèrent quelque temps ; enfin leur sang commença à bouillonner, et ils se donnèrent des gages, gages terribles qui n’étaient plus ceux de l’amitié, mais ceux de la fureur et de la mort. Tout le jour, les chefs de tribus combattirent les uns contre les autres, jusqu’à ce que leurs munitions fussent épuisées et que la nuit fût venue joindre ses ténèbres aux vapeurs sanglantes du champ de bataille. Les rares survivans marchent jusqu’aux genoux dans les flots de sang des morts. Voyez avec quelle peine un vieillard s’avance. Ce héros méconnaissable est le Tsernoïevitj Ivo ; dans sa douleur sans remède, il invoque le Seigneur : — Envoie-moi un vent de la montagne, et dissipe cet horrible brouillard, pour que je voie qui des miens a survécu. Touché de cette prière, Dieu envoya un coup de vent qui balaya l’air, et Ivo put voir au loin toute la plaine couverte de chevaux et de cavaliers hachés en pièces. D’un monceau de morts à l’autre, le vieillard allait cherchant partout son fils.

« Un des neveux d’Ivo, Ioane, qui gisait expirant, le voit passer ; il rassemble ses forces, se soulève sur le coude et s’écrie — Holà ! oncle Ivo ; tu passes bien fièrement, sans demander à ton neveu si elles sont profondes, les blessures qu’il a reçues pour toi ! Qui te rend à ce point dédaigneux ? Sont-ce les présens de la belle Latine ? — Ivo, à ces mots, se retourne, et, fondant en larmes, demande au Tsernogortse Ioane comment son fils Stanicha a péri. — Il vit, répond Ioane ; il fuit vers Jabliak sur son coursier rapide, et la fille de Venise répudiée s’en retourne vierge chez son père. »

Toutes les piesmas rapportent que Stanicha, après avoir tué son rival, se fit musulman pour échapper à la vengeance des Slaves d’Albanie. Le beg de Dulcigno, Obren-Vouk, parent et vengeur du beau voïevode, craignant les coups du renégat, embrassa également l’islamisme, afin de conserver par là l’héritage de ses pères. Les deux chefs servirent pendant sept années le sultan, qui en récompense donna à chacun d’eux un pachalik héréditaire. Obren-Beg reçut celui de Doukagine, près d’Ipek, où ses descendans, les Mahmoud-