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une position fortifiée par la nature, éleva l’église et la forteresse qui sert encore aujourd’hui de capitale au pays. Enfin une assemblée générale de ces guerriers décidés à mourir établit à l’unanimité que tout homme qui abandonnerait sans un ordre formel le poste confié à sa bravoure serait dépouillé de ses armes, revêtu d’habits de fille, et livré aux mains des femmes, qui le promèneraient dérisoirement dans tout le pays, avec des fuseaux et une quenouille au côté. La crainte d’une telle humiliation rendit chez ces hommes libres toute trahison impossible : le Tsernogore devint puissant, et la gloire du peuple monténégrin s’étendit au loin. Ivo maria ses deux filles à des princes célèbres, l’une à l’hospodar valaque Radoul, l’autre au despote George Brankovitj. Cette dernière princesse, sous le nom de Maïka Andjelka (la mère Angelia), est aujourd’hui vénérée comme sainte par les Serbes.

La grande Venise avait recherché l’alliance d’Ivo ; depuis ce moment, les Tsernogortses ne cessèrent pas de servir à toute l’Italie septentrionale d’égide contre les Turcs, qui, maîtres de la Bosnie et de l’Albanie depuis la chute de Skanderbeg, auraient certainement mis fin à la république de Saint-Marc, sans la ceinture de corsaires et de haïdouks slaves dont se borda la côte orientale de l’Adriatique.

Le souvenir d’Ivo-le-Noir, plus connu sous le nom turc d’Ivan-Beg, s’est perpétué dans la montagne aussi vif que s’il venait d’achever sa carrière. Des sources, des ruines, des cavernes, s’appellent, de son nom, Ivan Begova, et l’on espère qu’il reparaîtra un jour comme un libérateur céleste, un messie politique. L’amour du peuple se reporta sur ce grand homme avec d’autant plus d’élan, que ses successeurs se montrèrent moins dignes de lui. Les chefs du Tsernogore finirent par accepter des palais et des dignités à Venise, et ne furent plus capables de commander une race indomptée. Le vieil Ivo lui-même avait hâté à son insu cette prompte décadence, en mariant son fils unique avec une Latine ; attentat aux mœurs orientales que le ciel, suivant la tradition, punit d’une manière terrible. Le livre d’or de Saint-Marc, où le puissant Ivo s’était vu en 1474 inscrit parmi les grands de Venise, consigna également, quelques années après, le mariage du fils unique d’Ivo avec une Vénitienne qu’il déclare appartenir à la famille d’Erizzo, tandis que les Serbes la disent fille du brave Mocenigo. Ce dernier, après avoir délivré, avec l’aide d’Ivo-le-Noir, Skadar assiégée par les Turcs, était devenu doge, et aurait voulu contracter une alliance de famille avec son allié politique. Les piesmas appellent le fils d’Ivo indifféremment George,