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LE MONDE GRÉCO-SLAVE.

Ainsi s’est avec le temps formé le peuple tsernogortse. Les seuls élémens de son histoire sont, nous l’avons dit, les piesmas. Nous analyserons ces curieux documens à l’aide du recueil général que le vladika fit paraître en 1837, et de la Grlitsa, où de nouvelles piesmas ont été insérées depuis ce temps.

L’époque primitive de l’histoire du Tsernogore s’étend de 1500 à 1750. Les piesmas et les traditions qui nous sont restées de cette époque indiquent qu’au XVe siècle le Tsernogore manquait encore d’une population permanente, et n’était visité par les pâtres serbes que durant la belle saison. Les braves échappés de Kossovo, et Strachimir Ivo, dit Tsernoï (le Noir), c’est-à-dire le proscrit, le rebelle, vinrent peupler ces rochers déserts. De même que les Francs nommèrent France le pays où ils croyaient avoir été introduits par Francus, de même les Tsernogortses se disent les descendans de cet Ivo Tsernoï, et ont nommé Tsernogore la montagne sauvée par ce héros du joug des conquérans. Le fleuve qui traverse le pays des noirs libres, et qui s’appelait auparavant Obod, reçut de même le nom de Tsernoïevitj.

Voulant resserrer encore les nombreux liens de famille qui unissaient déjà les albanais latins avec les Gréco-Serbes, Ivo avait épousé en secondes noces Marie, fille de Jean Kastriote, père de Skanderbeg. Allié aux plus hautes familles albanaises, il combattit bientôt les Osmanlis de concert avec ses parens. Déjà, dans les défilés de sa montagne, il avait fait subir au terrible Mahomet II une déroute complète à la fameuse journée de Keinovska (1450), où son frère et collègue George était mort au sein de la victoire. Enfin, en 1478, Mahomet II, brûlant de venger sa honte, reparut au pied de la montagne Noire, et pressa par sa présence le siége de Skadar, que défendaient les Vénitiens sous Antoine Lorédan. Alors Ivo-Tsernoï rendit à Venise des services signalés par ses diversions en Albanie. Le croissant toutefois l’emporta ; les Turcs, ayant conquis l’Hertsegovine, serrèrent le noir Ivo de plus près. Accablé par le nombre de ses ennemis et par leurs assauts de plus en plus en plus acharnés, le vieillard alla à Venise demander du secours. Cette république venait de conclure un traité de paix et de commerce avec le sultan Bajazet ; elle ne put donner que de vaines consolations au héros, et le Noir retourna dans sa montagne pour s’y ensevelir avec les braves qui l’avaient mis à leur tête. À peine arrivé, il incendia lui-même la citadelle de Jabliak, qu’il avait reconquise péniblement sur les Turcs, en transporta les moines et les reliques à Tsetinié, et là, dans