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GOETHE ET LA COMTESSE STOLBERG.

tout d’abord la famille de Goethe. Le vieux jurisconsulte et sa femme, élevés dans les traditions austères de l’antique patriciat germanique, se demandaient comment ferait cette jeune fille dissipée et frivole pour se conformer aux mœurs simples et régulières de leur maison. La sœur de Goethe surtout, Cornelia Schlosser, s’éleva contre cette union de toute l’influence qu’elle exerçait sur l’esprit de son frère. Du fond d’une petite ville où elle menait avec son mari une assez triste existence, cette femme, d’un naturel peu sympathique, ne cessait de battre en brèche le cœur de Goethe avec cet acharnement qu’apportent les sœurs en pareille occasion.

Sur ces entrefaites (avril 1775), les deux Stolberg arrivèrent à Francfort. Le jeune comte Frédéric Léopold, blessé au cœur par deux beaux yeux qu’il ne pouvait épouser, avait entrepris, en compagnie de son frère Christian et du comte Haugwitz, une de ces mélancoliques pérégrinations sans lesquelles, entre amoureux qui savent vivre, il n’y a pas de rupture complète. Il va sans dire que le jeune comte et ses fidèles acolytes s’en allaient chercher en Suisse le léthé miraculeux. Le petit groupe n’eut garde de laisser ignorer à Goethe son passage à Francfort. Bien avant cette entrevue, qui devait marquer de part et d’autre, on se convenait déjà, d’immatérielles sympathies avaient parlé. On s’était rencontré dans l’Almanach des Muses de Gottingue, terre commune où se donnait rendez-vous alors toute cette chaleureuse jeunesse, qui devait être un jour l’honneur et la gloire des lettres allemandes ; la fraternité poétique existait, sainte et noble fraternité qui, par malheur, ne dure guère, mais que d’illustres exemples consacrent à l’avènement de toutes les périodes littéraires : j’en appelle aux romantiques de 1825, aux enthousiastes virtuoses de la Muse française. Goethe reçut les jeunes comtes à bras ouverts (mit offener brust), comme il le dit lui-même. Non content de leur faire du matin au soir les honneurs de Francfort, il les introduisit dans la maison de son père, et là, tous les jours à table, il fallait, bon gré mal gré, que le jurisconsulte austère de la ville libre oubliât les questions de droit et les affaires de conseil pour tenir tête à ces trois folles imaginations, que la philosophie et la poésie enivraient. Un soir, on parlait politique au milieu d’amples libations de vin du Rhin ; à chaque coupe qu’on vidait, la haine des tyrans et de la tyrannie s’échauffait que c’était un plaisir de les voir. M. de Goethe, le père, souriait en hochant la tête, et Mme de Goethe, la même qui se vantait d’avoir servi de type à cette héroïque matrone de Goetz de Berlichingen, paraissait s’amuser fort de cette scène, qui commençait à tourner au