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contre est un militaire. Ajoutez à cela les uniformes à parement vert, bleu, rouge, des divers fonctionnaires, car ici chacun doit avoir un uniforme ; le chef d’administration et l’employé subalterne, le professeur et l’étudiant. Sur l’uniforme d’un homme qui est depuis plusieurs années au service, il est rare qu’on ne voie pas briller une ou plusieurs croix. Tout ce que les voyageurs disent de ce luxe de décorations est encore bien au-dessous de la réalité ; le nombre des croix va sans cesse en augmentant. Les décorations sont ici un signe de distinction presque indispensable. La plupart des gens du monde ou des fonctionnaires n’attachent peut-être pas une valeur réelle à tel ou tel bout de ruban ; cependant ils se trouveraient humiliés de ne pas avoir le droit de le porter comme leur collègue ou leur voisin. Certaines croix sont d’ailleurs l’emblème visible d’une dignité nominale ; d’autres sont comme le certificat d’un certain nombre de services. Le grand fonctionnaire veut avoir la plaque en diamant pour paraître plus convenablement aux fêtes de la cour ; l’employé subalterne aspire au ruban de Wladimir pour avoir une attitude plus imposante devant ses égaux ou ses inférieurs ; et quand on a une décoration, on trouve que c’est peu : chacun tend la main, sollicite, espère, attend, et les croix de Stanislas, de Wladimir, de Sainte-Anne, etc., tombent de la chancellerie impériale et rafraîchissent comme la rosée du ciel l’ame altérée du Russe fidèle. La croix du Christ a sauvé le monde ; les croix du tzar sauvent chaque jour les fonctionnaires de l’empire du doute et du découragement.

Au milieu de la Perspective est l’église de Kasan ; bâtie en 1811, sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, toute ruisselante d’or, d’argent et de pierres précieuses, et décorée des trophées de guerre de 1812 et 1815. On y voit les drapeaux enlevés à nos troupes pendant notre terrible retraite, le bâton de commandement du maréchal Davoust, perdu dans la même campagne, et les clés des villes de France envahies trois ans après par les alliés. Non loin de là est la belle bibliothèque impériale, qui renferme aujourd’hui près de quatre cent mille volumes. Cette pacifique institution, qui ne devrait reposer que sous les ailes des muses, est pour la Russie un monument de conquête militaire. C’est par la guerre qu’elle s’est enrichie, c’est le sabre qui lui a donné ses trésors. Il y avait jadis à Ardibil, ville forte, sépulture de plusieurs générations de shahs persans, cent soixante-six volumes d’une rare valeur. En tête de la plupart de ces volumes ornés de vignettes et d’encadremens on lisait ces mots : « Abba, de la famille de Sefy, chien gardien du seuil du sépulcre d’Aly, fils d’Abou Tahil, avec qui soit la paix, a légué ces livres au tombeau illustre de shah Sefy, sur lequel Dieu étendra sa miséricorde. Il sera libre à tout le monde de les lire, à la condition toutefois qu’on ne les emportera pas hors du mausolée. Et si quelqu’un osait les enlever, que le sang de l’iman Hussein, à qui Dieu donne la paix, retombe sur lui. » Les Russes n’ont pas eu peur du sang de l’iman Hussein. Le général Paul de Suchtelen est entré en 1827 dans le mausolée d’Ardibil, et a rapporté les cent soixante-six volumes à la bibliothèque impériale de Pétersbourg. Il y avait à Akhaltsikhé, dans la