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LA RUSSIE.

jamais été imaginés ; aussi les feldjagers sont-ils bien payés. Ce sont pour la plupart des fils de soldats, qui ont été élevés par le gouvernement, et qui entrent dans ce corps de courriers comme sous-officiers. En portant au nord ou au sud les dépêches de l’empereur, en allant dans l’espace de quelques jours faire exécuter au-delà de l’Oural, au pied du Caucase, un ordre de leur souverain maître, ils deviennent promptement officiers, et en vérité, quand on voit avec quelle ardeur ils remplissent leur mission et à quelles fatigues ils se condamnent, on doit avouer qu’ils gagnent courageusement leurs épaulettes.

Ce qui contribue surtout à donner à la Perspective un aspect étrange, unique dans le monde, c’est la quantité d’habits brodés d’officiers et de soldats que l’on rencontre à tout instant. Il y a à Pétersbourg soixante mille hommes, infanterie, cavalerie, tartares et cosaques, allemands et circassiens, et un détachement formé de cinq hommes, choisis dans chacun des régimens de l’empire, qui représente comme une députation tous les uniformes et tous les corps de l’armée. Le plus beau, le plus riche, est celui des gardes circassiennes. Elles portent le costume national, la toque argentée avec une bordure de poil noir, le caftan et le pantalon bleu avec de larges galons d’argent, à la ceinture le poignard ciselé du Caucase, sur la poitrine seize cartouches enfermées dans une boîte d’argent. Les officiers de ce corps sont pour la plupart des princes, des chefs de clans, séparés par une longue hostilité des tribus sauvages qui occupent encore leurs montagnes ; dévoués à la civilisation européenne, et conservant, au milieu des idées nouvelles qu’ils ont adoptées en Russie, un caractère à part, une énergique empreinte de nationalité. J’en ai connu un jeune, beau, instruit, parlant avec facilité plusieurs langues, lisant toutes les œuvres littéraires de la France et de l’Allemagne, et tout imbu encore des traditions poétiques et guerrières de son pays. C’est un des hommes les plus intéressans que j’aie jamais rencontrés. Appelé par son père vieux et infirme, il s’en allait dans ses terres, voisines des clans non encore subjugués, exposées sans cesse à leurs invasions, pour défendre sa famille et ses vassaux, et tâcher d’enlever les restes de sa fortune aux ravages de ses ennemis.

Les officiers russes en garnison à Pétersbourg doivent être constamment en uniforme. À la campagne même, il ne leur serait pas permis de franchir le seuil de leur maison sans avoir l’épée au côté et l’épaulette sur l’habit. Je laisse à penser quel étonnant effet doit produire l’aspect de ces vêtemens argentés, dorés, bariolés de différentes couleurs, de ces casques et de ces chapeaux à panaches ondulans, de ces troupes qui circulent continuellement à pied ou à cheval, avec le tambour ou le clairon, enfin de tous ces soldats qui passent isolément, et qui, du plus loin qu’ils aperçoivent un de leurs chefs, se découvrent et s’en vont jusqu’à lui le bonnet à la main. Il y a, comme je l’ai dit, soixante mille hommes de garnison à Pétersbourg. En retranchant d’une population de cinq cent mille hommes les femmes et les enfans, on peut dire que chaque sixième ou septième homme que l’on ren-