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Je ne me soucie point de dépeindre l’un après l’autre tous ces quartiers, et de refaire ici le Guide de l’étranger. C’est sans contredit la ville la plus splendidement bâtie qui existe en Europe : des rues larges comme les squares de Londres, dessinées symétriquement comme les allées d’un jardin du XVIIIe siècle ; des édifices qui ont un demi-quart de lieue d’étendue, et qui renferment à eux seuls une population plus nombreuse que celle d’un grand nombre de petites villes de Suède, voire même d’Allemagne. Point de ruelles étroites et grossièrement construites, point de carrefours sombres ; on dirait que cette immense cité n’est habitée que par des millionnaires ; partout le même nivellement, partout de l’air et de l’espace, des maisons de tailleurs enrichis qui ressemblent à des châteaux, des habitations de gentilshommes qui feraient envie à des princes ; à chaque pas le balcon ciselé, la grille en fer, la colonne dorique, le bronze et le marbre, le porphyre et le granit. Tout cet ensemble de riches constructions, dominé par des toitures vertes, par des coupoles arrondies et dorées, par des flèches étincelantes qui s’élancent dans l’air comme des aiguilles, produit au premier abord un merveilleux effet. On s’en va de côté et d’autre avec une curiosité toujours croissante, on s’arrête et on regarde avec une surprise qui ne ressemble en rien à la surprise produite par l’aspect des autres villes. Bientôt à cet étonnement si nouveau succède je ne sais quelle fatigue d’esprit qui est comme un désenchantement. Dans ces rues si larges, si droites, à travers ces places bordées de tant de vastes édifices, il n’y a rien qui fixe l’œil et attire la pensée. L’histoire n’a pas encore donné à ces monumens splendides son auguste consécration, l’art ne leur a pas imprimé l’immortel caractère de sa perfection, la poésie ne les couvre pas de ses ailes ; une ville sans histoire et sans souvenirs est comme une belle femme sans ame. L’histoire de Pétersbourg ne date que d’un siècle, et quand on a vu la chaloupe, la cabane, la première habitation de Pierre-le-Grand, l’Hermitage, quel est celui de ces édifices qui rappelle quelque glorieux souvenir ? Pétersbourg est une ville toute jeune, qui se développe avec l’ardeur de la jeunesse et marche à pas de géant. Il y a trente ans, on ne voyait encore qu’un marais et des broussailles là où s’élève aujourd’hui un de ses quartiers les plus animés. On m’a cité un gentilhomme qui, revenant à Pétersbourg après quinze ans d’absence, et s’imaginant que les limites de sa ville natale étaient encore à l’endroit où il les avait laissées, s’arme un matin de son fusil, prend ses chiens, et se dirige vers la forêt où il avait coutume dans sa jeunesse d’aller chasser les loups et les sangliers ; mais, en suivant la route naguère encore si solitaire et si sauvage, il trouve une double rangée d’élégantes maisons, et là où il n’avait jamais vu qu’un épais taillis, il aperçoit des magasins et des hôtels.

Entraînée ainsi par sa marche rapide, la population de Pétersbourg semble n’avoir eu jusqu’à présent qu’une pensée, celle de couvrir au plus tôt d’édifices l’immense espace qu’elle occupe, et de donner à ces constructions, par une étendue démesurée, par un luxe inoui de matériaux, un aspect colossal et pompeux. Quant à l’art même, à l’art qui, pour se développer dans sa grace et sa