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secousses inattendues. La première chose que nous cherchâmes en arrivant dans la capitale de l’empire russe, ce ne fut, je l’avoue, ni l’église en marbre d’Isaac, ni le Palais d’Hiver, ni tout autre édifice dont le Guide du voyageur nous avait dépeint les magnificences dans ses métaphores officielles : ce fut une maison de bains. Cette première incursion intra muros nous procura la satisfaction d’apprendre, en payant cinq francs pour une heure de repos, que nous étions dans la ville d’Europe où la vie est le plus coûteuse.

IV.

Je comprends à présent quelle surprise durent éprouver les confidens de Pierre Ier, lorsqu’il leur avoua le projet qu’il avait conçu de déplacer la capitale de son empire, et de la transporter du sanctuaire auguste du Kremlin sur les plages de la Néva. J’admire plus que jamais l’esprit de divination de ce grand homme, l’idée d’avenir qui lui donnait une noble audace, et l’inébranlable énergie avec laquelle il exécutait ses projets les plus téméraires. Qu’on se représente à l’une des extrémités de la Russie, à la pointe du golfe de Finlande, une vaste plaine nue et froide baignée par une rivière que les grands bâtimens ne peuvent remonter. Quand Pierre Ier choisit cette plaine pour y jeter les fondemens de sa future résidence, ce n’était encore qu’un marais fangeux et sans cesse exposé aux inondations de la Néva ; mais il avait appris en Hollande comment on dessèche le sol le plus humide, et comment on le garantit des ravages d’une onde impétueuse. Ce qui semblait aux autres un labeur effroyable n’était pour lui qu’un obstacle facile à surmonter, et il se mit à l’œuvre. Il commença par bâtir une forteresse pour défendre le cours de la Néva contre l’invasion des Suédois. Avant d’entreprendre cette construction, il fallait affermir et exhausser le sol. Les ouvriers appelés de toutes les parties de l’empire à cette œuvre nouvelle n’avaient pas même assez de hoyaux et de charrettes ; ils portaient la terre dans les pans de leurs vêtemens ou dans des nattes de paille. Une maladie engendrée par le changement de climat, par les fatigues et l’humidité les décimait ; mais rien n’ébranlait l’inflexible volonté du tzar. La forteresse fut achevée dans l’espace de cinq mois. Les Suédois, inquiets de ces préparatifs, s’avancèrent avec une armée de douze mille hommes ; Pierre marcha à leur rencontre, les défit et revint à son œuvre. Quelque temps après, il avait joint à la forteresse, inaugurée par une victoire, une double rangée de petites maisons en bois, une église, un arsenal, un corps de garde, une chancellerie, une pharmacie. La marine lui manquait encore. Pierre, qui était tour à tour soldat, ingénieur, architecte, matelot, qui enseignait par son exemple à sa nation tout ce qu’elle devait oser, s’en alla sur les rives du lac Ladoga élever un chantier et y construisit quinze bâtimens ; puis il descendit jusqu’à l’embouchure de la Néva, et détermina la position où devait être bâtie la forteresse de Cronstadt. L’année même où il avait entrepris et achevé déjà tant de travaux, un bâtiment hollandais arriva jusqu’à la