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LA RUSSIE.

Deux hommes vinrent prendre nos malles et les visitèrent avec un soin minutieux. Les livres surtout attirèrent leur attention ; j’avais eu la précaution de renvoyer à Stockholm tous les ouvrages d’histoire ou de littérature que j’avais recueillis pendant mon séjour en Finlande ; il ne me restait qu’un dictionnaire russe et un roman russe de Sagoskin ; un employé supérieur prit ces ouvrages, les feuilleta en tous sens pour s’assurer qu’ils ne renfermaient pas quelque supercherie, et les montra à un de ses collègues pour se mettre à l’abri de tout soupçon. Après cette double inquisition, mes innocens livres russes me furent rendus ; mais une malheureuse feuille égarée d’un journal français allongea la visite d’une bonne demi-heure. Les employés reprirent l’un après l’autre mes effets pour voir s’il ne s’y trouvait pas encore quelque fragment de ces feuilles funestes, et comme, grace à Dieu, je n’en avais nullement fait provision, on nous congédia très civilement ; nous regagnâmes aussitôt notre voiture.

Après les employés de la douane, c’était le tour du maître de poste ; il vint nous demander à voir notre podoroshna. Le podoroshna est le titre officiel en vertu duquel un voyageur obtient des chevaux le long de sa route, ou, si l’on aime mieux, un supplément de passeport inventé pour soumettre à une seconde rétribution tout individu à qui il prend fantaisie de se promener en voiture dans le pays. Le maître de poste nous rapporta notre podoroshna visé, bien entendu, moyennant une nouvelle taxe, et nous força de payer quatre chevaux, ce qui était encore un autre mode d’impôt ; nous n’avions eu que trois chevaux jusque-là, et il nous semblait que c’était bien assez. Quand il eut ainsi réglé nos comptes par roubles et par kopecks, il nous montra du doigt un cabaret rouge comme un nez de buveur, et nous demanda si nous ne voulions pas y entrer, pour boire, disait-il, une bonne bouteille de vin. Cette fois il nous parut qu’il outrepassait les règlemens, et, malgré notre respect pour sa casquette à galons et son habit à collet vert, nous crûmes pouvoir, sans nous rendre coupables d’une trop grande insubordination, résister à sa demande.

À la station suivante, nouvel examen du podoroshna et nouvelle taxe ; nous n’étions plus qu’à quatre lieues de Pétersbourg, et nous aurions pu nous croire au milieu des sombres et silencieux districts du Norrland ; car, de tous côtés, nous ne voyions qu’une épaisse forêt de pins et de bouleaux, et pas une pointe de clocher, pas une habitation. Enfin, nous arrivons à la barrière gardée par une demi-douzaine de fonctionnaires et un bataillon de grenadiers ; un douanier visite encore de fond en comble nos coffres, un officier fait une inspection minutieuse de nos papiers ; grace à Dieu, c’est fini, et nous sommes à Pétersbourg. Pas du tout : les puissans maîtres de Pétersbourg qui, dans le cours d’un siècle, ont couvert d’édifices un si vaste espace, aspirent à en occuper un plus vaste encore, et, pour ne pas être obligés de reculer quelque jour les barrières de leur capitale, ils les ont mises, par une sage précaution, à une bonne lieue de ses limites actuelles. Nous voilà donc errant encore pendant une grande heure sur notre charrette, sautant comme des poupées de carton sur ces brancards et supportant avec une merveilleuse résignation ces