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REVUE. — CHRONIQUE.

d’incorrections vulgaires, empruntée au peuple des halles et aux meilleurs modèles de l’éloquence antique, langue qui résume enfin cette étrange époque où les hommes des rues s’appelaient entre eux des plus beaux noms de Rome et de la Grèce. Nous n’en voulons donc pas à M. Lemercier des bizarres défauts de style qu’on trouve dans Frédégonde, et nous admirons les efforts souvent heureux qu’il a faits pour donner à sa pièce de l’intérêt et de la chaleur.

Au reste, nous ne prétendons pas nous arrêter sur l’examen de cette tragédie. Nous concevons qu’il puisse importer à Mlle Rachel de ne pas plier son talent si merveilleusement en harmonie avec les proportions de l’art classique aux proportions moins régulières des œuvres de la nouvelle école ; mais nous ne concevons point quel danger il peut y avoir pour elle, après avoir joué Marie Stuart et Ariane, à s’essayer dans Frédégonde et Brunehaut. Pour arriver d’une façon plus sûre aux chefs-d’œuvre de notre scène, il est bon qu’elle étudie tour à tour toutes les passions dramatiques chez des poètes qui, s’ils n’ont pas eu le génie de Corneille et de Racine, ont du moins écrit d’après les règles auxquelles ces maîtres obéissaient. Les agitations secrètes dont sont toujours tourmentés, même à leur insu, les acteurs et le public, les jours de première représentation, ont nui, nous n’en doutons pas, dans la soirée du 5 novembre, à l’effet que le rôle de Frédégonde est destiné à produire désormais. À la seconde représentation, la salle offrait déjà un nouvel aspect : cette foule à la fois enthousiaste et recueillie qui a soutenu Mlle Rachel dans chacune de ses consciencieuses études, ne lui avait pas fait défaut. Il n’y avait plus là ces auditeurs dédaigneux qui viennent entendre les acteurs comme les avocats entendent leurs adversaires, en songeant sans les écouter aux objections qu’ils leur poseront. Il y avait les spectateurs de bonne foi, ceux qui aiment l’art sans mêler aucun sentiment personnel à leur culte, enfin les gens qui cherchent à se former un jugement vrai, au lieu de courir après un jugement piquant. Ce sont les sentimens de ce dernier auditoire que nous espérons rendre aujourd’hui en déclarant que le rôle de Frédégonde égale toutes les autres créations de Mlle Rachel. Frédégonde paraît, dans la pièce de M. Lemercier, sur la fin du deuxième acte, quand le poète juge l’effroi suffisamment excité dans l’ame du spectateur par toutes les imprécations qu’il a amoncelées sur l’odieuse femme de Chilpéric. Rien de plus difficile pour un acteur que de bien remplir les personnages annoncés ainsi ; l’imagination du public s’est créé un type auquel on exige qu’il ressemble. Cette difficulté n’a fait que plus ressortir le talent de Mlle Rachel. Je ne sais point quelle était la taille de Frédégonde, mais, à coup sûr, elle avait l’expression implacable qu’on lit sur les traits de la tragédienne à son entrée. Frédégonde, dans ce second acte, doit seulement se montrer au spectateur et l’épouvanter par les splendeurs horribles de son génie infernal. Mlle Rachel a compris admirablement cette première partie de son rôle. Son regard qui, dans Ariane, était baigné de si molles langueurs, étincelle d’un éclat dur et immobile comme celui qui s’échappe des métaux ; son front est superbe ; entre les bandeaux noirs et luisans qui l’en-