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actrice ne doit pas toujours se borner à traduire, elle doit quelquefois créer. Quand elle rend la pensée des princes de l’art, de poètes tels que Racine et Corneille, elle est comme la sibylle antique vis-à-vis du dieu dont elle transmet les oracles : elle n’a qu’à monter sur le trépied pour demander à l’esprit divin qui doit parler par sa bouche de descendre en elle ; mais quand les poètes dont elle est l’interprète n’ont pas été à la hauteur de leur sujet, c’est à elle de trouver par ses propres forces les effets qu’ils ont à peine indiqués. Mlle Rachel a fait, dans Marie Stuart, ce travail de création, le plus difficile de tous les travaux qu’exige l’art dramatique. Ce n’est certainement pas la Marie Stuart de M. Lebrun que nous avons vue sur la scène française, c’est la Marie Stuart de Mlle Rachel, ou plutôt c’est la vraie Marie Stuart, la gracieuse et mélancolique reine qui nous a si tristement souri, quand nous étions écoliers, à travers les pages de l’histoire. Grace à la tragédienne, on retrouve au cinquième acte de cette pièce, plus correcte que chaleureuse, les vives émotions que fait éprouver l’énergique récit de Brantôme. Certes l’étude de Schiller a pu aider Mlle Rachel à composer le rôle de la reine d’Écosse ; je crois cependant qu’elle doit encore plus à ses propres inspirations qu’à celles du poète allemand. Elle a reçu une de ces ames d’artiste que toutes les impressions instruisent. Quand dernièrement elle revint de son voyage à Londres, elle disait, après avoir rendu l’effet que le ciel et la mer venaient de produire sur elle : « Je sens que je ferai maintenant une meilleure entrée au troisième acte de Marie Stuart. » C’est l’acte où elle entre tout enivrée des splendeurs de la nature.

Le Cid et Ariane terminent la série de victorieuses études qu’a faites Mlle Rachel avant de porter son attention sur la pièce qui occupe aujourd’hui le public, sur Frédégonde et Brunehaut. On a parlé trop récemment, dans ce recueil, de la manière dont elle joue l’amante du Cid et celle de Thésée pour qu’il soit besoin de revenir sur ces deux rôles. L’héroïque douleur de Chimène nous a remués, comme si l’esprit espagnol que le grand Condé rapporta dans les plis des drapeaux enlevés à Rocroy vivait encore parmi nous ; les plaintes amoureuses d’Ariane nous ont touchés comme si les séducteurs de notre époque avaient encore les immenses canons et la moustache retroussée de M. de Scudéry. Arrivons maintenant à la dernière création de Mlle Rachel, à Frédégonde.

M. Népomucène Lemercier est un des fils de la révolution française. Ainsi que l’indiqua le poète qui hérita récemment de son fauteuil académique, son génie s’est échauffé aux orageuses discussions des clubs. Ses vers se ressentirent des ardeurs qui agitaient Danton et Camille Desmoulins. La génération avec laquelle il fut jeune parlait tout entière, dans une fièvre d’amour pour la liberté, le langage désordonné et déclamatoire que met sur nos bouches le délire de toutes les passions. La langue qu’on trouve chez lui et qu’on attribue d’ordinaire à des pensées novatrices est simplement la langue de la république, langue formée de boue et d’or, pleine d’images grandioses et