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LE DERNIER HUMORISTE ANGLAIS.

lui soit échappé. Poète ? il n’a pas cette prétention. Conteur ? il ne prétend pas narrer une anecdote. Romancier, dramaturge, orateur ? la plus petite intrigue à nouer, la moindre métaphore à polir fatiguerait ses doigts déliés. Il est tout cela cependant, et plus encore. Il a pris une part très active dans la révolution littéraire de l’Angleterre, et détrôné Glover et Merry. Un poète, avant Lamb, c’était un gentilhomme d’âge mûr, un peu sec, le teint fleuri, la peau ridée, vêtu d’un habit noir que le temps faisait grisonner, portant dans sa poche des poèmes épiques manuscrits sur papier réglé, et allant lire ses hexamètres chez les vieilles filles qui s’ennuyaient. Elles lui versaient le thé ; lui se chargeait des hémistiches. « Quand Hayley était Apollon, dit quelque part le spirituel Wilson, l’urne à thé était l’Hippocrène. » Grace à Lamb et à ses amis, tout a changé. La poésie et le génie ont regagné leur place et leur couronne. C’est enfin dans ses œuvres que se retrouvera le portrait véritable, philosophique et coloré des mœurs anglaises au commencement de ce siècle.

La dernière fois que je l’aperçus, six années après son apparition chez Valpy, il était debout, en contemplation devant une vieille masure délabrée qui avait jadis appartenu à Cromwell, et dont les volets pourris, les briques moisies, les plâtres tombés, les fissures chaque jour plus béantes, font encore l’admiration des promeneurs, un peu plus loin que Tottenham-Court-Road. Il fut bien éloquent devant cet édifice antique, « isolé, disait-il, comme la gloire de Cromwell, et comme elle escorté de deux vieux chênes rabougris qui représentent les historiens Kippis et Lingard. » Que de touchans souvenirs il évoqua ! Ombre charmante, souvenir aimable d’un poète humble et naïf qui a vécu l’ami enthousiaste des plus grands poètes de son temps ! d’un homme de lettres sans un vice littéraire, d’un homme pauvre sans envie, d’un savant sans pédantisme, d’un prosateur plus vif, plus fin, plus spirituel, plus varié, plus profond que la plupart de ses contemporains, et qui, oublié ou méprisé, attendait paisiblement que sa destinée se fît, que son temps arrivât, que le public vînt à lui ! Lamb avait si peu de part aux défauts de l’humanité, qu’il semble, en parlant de lui, que l’on parle d’une chose aimable, d’une fleur ou d’un oiseau des forêts. C’est Vauvenargues avec une originalité plus marquée, une sensibilité plus tendre ; c’est La Fontaine, moins la sensualité vagabonde des penchans, qui, après tout, n’a pas été chez lui une grace, mais une tache.

« Oh ! dit Wordsworth dans les vers qu’il lui a consacrés, si jamais homme fut bon, c’était lui ! » O, he was good, if e’er a good man liv’d !