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LE DERNIER HUMORISTE ANGLAIS.

la mercuriale des blés pour la semaine passée. De ce que l’Espagne regorgeait de romans de chevalerie, ce n’est pas une raison de penser que Cervantes ne pouvait pas sourire en les lisant ; et de ce qu’il était profondément imbu et imprégné de leur essence, il ne faut pas conclure qu’il n’avait point envie de s’en moquer. » Même dans ses lettres familières, on retrouve ce que les Anglais appellent humour, peut-être le plus haut point du génie ; le sentiment de l’infini entrevu dans les petites choses, le signe de la disproportion incurable entre nos misères et notre ame immortelle, entre nos désirs et nos impuissances ; l’échappée de vue qui nous montre le ciel par le soupirail d’une caverne. Lamb, qu’il parle d’un tailleur ou d’une épopée, ne perd jamais la simplicité. « Cultivez la simplicité, dit-il à Coleridge, l’art n’admet rien de pénible dans la forme. Je ne connais pas de serres chaudes au Parnasse. Tout doit venir de soi-même, naïvement et simplement, au grand jour du soleil. Les plus modestes boutons sont charmans, et l’expression tout ingénue nous ravit quand elle vient d’elle-même s’épanouir sur la tige. » Southey lui avait envoyé son grand poème oriental, ce Kehama, l’incarnation britannique du Mahabharat et des Vedas, œuvre pleine d’une liberté qui s’évapore en licence, d’une grandeur qui brise les limites du monde, d’une facilité de versification et de langage qui se perd en diffusion et en mollesse. « Savez-vous, dit Charles Lamb à son ami Southey, qui venait de lui adresser cet étrange ouvrage, savez-vous que je me trouve mal à l’aise dans votre grande épopée ? Mon pied ne se pose pas au milieu de ces immenses espaces ; ces systèmes indiens me gênent ; vos précédens travaux me semblaient plus confortables. J’ai l’imagination timide ; je suis là comme un paysan dans un trop grand palais, ou comme un petit oiseau dans le sixième ciel ; je m’y perds. Donnez-moi des dieux qui aient un peu moins de soixante bras et des espaces que je puisse mesurer de l’œil. Je me trouble et nage misérablement dans ces latitudes incommensurables. »

Si naïf, si simple, si pauvre, si bizarre, bégayant, sans crédit, sans fortune et sans appuis, que serait devenu Lamb, esclave de son bureau et de ses livres de compte, si d’honnêtes et de nobles cœurs ne l’avaient apprécié, soutenu et consolé ? L’Angleterre de cette époque gardait encore une certaine saveur sauvage et bizarre qui favorisait les excentricités du talent. Lamb aurait eu peu de secours à espérer d’une civilisation plus polie, plus avancée, moins indulgente, et, qui n’eût pas donné place et droit d’asile aux étrangetés du génie ou aux épaves de la fortune ? Il y serait mort dans un grenier, au milieu des