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LE DERNIER HUMORISTE ANGLAIS.

Ses plus remarquables Essays sont relatifs à Londres et à ses mœurs. Au centre de la ville, et de ce cœur commercial qu’on appelle la Cité, le bon Charles Lamb triomphait. Il s’était associé à cette cité, il vivait de la vie cockney, de la vie badaude ; chaque borne du trottoir et chaque pavé du chemin lui apportaient un écho agréable. Il n’avait pas comme Jean-Jacques, auquel il ressemble par les bons côtés, transformé sa sensibilité en égoïsme, et créé pour son usage un moi immense, toujours vibrant, éveillé, avide, susceptible, souffrant, blessé, insatiable ; au lieu de concentrer sa sensibilité en lui seul, il l’avait épandue et versée au dehors. Mercier bonnet-de-nuit, la parodie de Jean-Jacques, et Rétif de La Bretonne, cette horrible caricature de Mercier, peuvent, de quelque façon grossière et débraillée, nous donner une idée faible et lointaine de l’attachement de Lamb pour Londres, sa ville natale. Ce qu’il a surtout peint et analysé, ce sont les petits asiles inobservés, les vieux recoins ignorés, les cachettes curieuses, les ruines intéressantes, et, de ces curieux tableaux, il a fait des chefs-d’œuvre.

Il a aussi écrit de la critique, jamais amère, jamais dure. C’est lui qui a le premier indiqué le vrai mérite de Shakspeare, mérite de philosophe et d’observateur plutôt que de metteur en scène. Comme Tieck en Allemagne, il a ravivé la critique par la sensibilité. S’il eût disposé librement de sa vie, il eût fait renaître la douce et profonde ironie dont Cervantes possédait le secret ainsi que La Fontaine. Cette ironie ne ressemble ni au coup de dent de Boileau ni à la morsure des deux serpens qui se nomment Swift et Voltaire, ni au coup de fouet léger dont Sterne vous effleure comme l’enfant des rues frappe le passant. Nous pourrions citer plus d’un exemple de ce talent rare. On sait combien la loi anglaise est compliquée et obscure, et par quel extraordinaire mélange de mots normands, de coutumes féodales, de lois romaines, d’usages municipaux et de décisions contradictoires, les Anglais suppléent à l’absence d’un code. Dans une lettre à Procter, Lamb, inventant un procès imaginaire, se moque admirablement de ce chaos obscur.

« Imaginez, cher ami, qu’une affaire vient de m’advenir, laquelle m’embrouille et me taquine à la mort ; je ne sais comment en sortir, et je vous appelle, inutilement hélas ! à mon secours. Si vous ne me

    de Lamb, le jugement le plus exact que l’on ait prononcé sur elles est contenu dans ces paroles de Th. N. Talfourd : « After having eucountered long derision and neglect, they have taken their place among the classics of his language. They stand alone at once singular and delightful. »