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LE DERNIER HUMORISTE ANGLAIS.

choses la régularité extérieure ? Avez-vous cette hypocrisie de la probité littéraire qui dérobe au public le vide de nos cervelles et le creux de notre savoir ? Êtes-vous un de ceux que les trois parties d’une période équilibrée bercent agréablement, que la subdivision régulière des chapitres remplit d’admiration et de satisfaction ? Étiez-vous né, lecteur, pour être quelque chose d’honnête, comme un intendant, un sous-préfet, un sergent, et non pas cette autre chose, profonde et flottante comme la mer, qu’on appelle un penseur ? Êtes-vous blessé des digressions de Montaigne et des irrégularités de Shakspeare ? Êtes-vous d’avis que Tacite est obscur ? Alors n’abordez pas Lamb, ne touchez pas à ses extravagances ! Promenez-vous pour votre santé dans les allées bien sablées dont Laharpe et Lebatteux se sont plu à tailler les ifs. Ne mettez pas le pied dans les domaines touffus et boisés d’Aristophane, de Lucien, de Dante, d’Arioste ou de Cervantes. Laissez-nous aimer notre Lamb à notre guise ; gardez votre couronne sérieuse et votre trône de fer, je n’ai pas dit de plomb.

Charles Lamb est le dernier humoriste de l’Angleterre. C’est le singulier produit de plusieurs contradictions. Élégance naturelle et pauvreté incurable, un tempérament faible et une ame passionnée, le goût des arts et la chaîne des occupations les plus fastidieuses, des amitiés de haut parage et une vie obscure, tous les désirs et toutes les impuissances, toutes les capacités et toutes les incapacités, voilà Lamb : une tête de géant sur un fantôme de corps. Charles Lamb a vu le jour, ou plutôt ne l’a pas vu, en février 1775 ; ses parens, pauvres et roturiers, habitaient je ne sais quelle cachette ténébreuse à l’ombre du clocher de Saint-Dunstan, au beau milieu de la Cité, non loin de cette allée Chancery, ou de la chancellerie, que j’ai décrite plus haut.

Ce clocher de Saint-Dunstan joue un rôle très important dans sa vie. On en voit l’ombre sur tous ses ouvrages, et l’écho de la vieille horloge rouillée se fait entendre dans tout ce qu’il a écrit. Le nom de badaud de Londres le charmait ; qui le nommait cockney ne l’insultait pas, mais le flattait au contraire. C’était une tendre et douce imagination qui ne pouvait se dépayser et ne l’essayait pas, qui trouvait une patrie dans un coin de terre, un souvenir dans une feuille de parquet, et de la poésie partout. N’allez pas aux rives lointaines, son mot d’ordre dans toute la vie, le rapprochait de La Fontaine, avec lequel il avait plus d’une analogie. On ne put jamais lui faire préférer les montagnes pourprées et le grand Océan à la fumée