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LE DERNIER HUMORISTE ANGLAIS.

la matière, brillant à travers la forme, s’extravasant comme la lumière et débordant de toutes parts. Il n’y avait ni santé, ni force, à peine une réalité anatomique suffisante, dans ces pauvres petits fuseaux entourés de bas de filoselle chinée, et terminés par des pieds inouis chaussés de larges souliers, lesquels posés à plat s’avançaient lentement sur le sol à la façon des palmipèdes. Mais on ne voyait rien de ces singularités ; on ne faisait attention qu’à un front magnifiquement développé, sur lequel se bouclaient naturellement des cheveux d’un noir lustré, à de grands yeux tristes, à l’expression d’une large prunelle brunâtre et liquide, à l’excessive finesse des narines, sculptées avec une délicatesse dont je n’ai pas vu d’autre exemple, à la courbe d’un nez très semblable à celui de Jean-Jacques dans ses portraits. Tout cela, l’ovale noblement allongé du visage, les contours exquis de la bouche, et la belle position de la tête, prêtaient de la dignité, et la plus haute de toutes, la dignité intellectuelle, à cette organisation débile et disproportionnée.

Le bon Lamb, — une sorte de Labruyère, d’Addison et de Sterne, que personne ne traduira jamais, et l’on fera bien ; — Charles Lamb, Carlagnulus, comme l’appelaient les savans ; Élia, comme disaient les gens à la mode (il avait trente petits surnoms d’amitié que lui donnaient les diverses classes, et je n’ai jamais entendu personne le traiter de monsieur Lamb, solennellement et sérieusement) ; le bon Lamb donc venait savoir des nouvelles d’un de ses amis, Hugues Boyce, jeune homme pauvre et poitrinaire, fort savant d’ailleurs, un peu poète, et extrêmement intéressant, que notre éditeur avait enchaîné dans sa meute, et qu’il employait, avec vingt autres, à la chasse des accens grecs. Lamb possédait une collection d’amis de ce genre-là. Une singularité ou un malheur suffisait pour l’attacher à un homme ; il aimait ces débris errans, pailles brisées, fleurs détruites, qui flottent au hasard à la surface du courant social.

Plus d’une folle aventure le punissait d’une telle préférence ; ceux-ci le volaient, ceux-là riaient de lui, d’autres le calomniaient ; en général ils le prenaient pour riche et ne se trompaient pas. Pauvre commis dans les bureaux de la compagnie des Indes, c’était assurément un potentat, comparé aux orphelins et enfans perdus, acteurs sans théâtre, officiers sans traitement, médecins sans malades, auteurs sans libraire, érudits sans public, dont il faisait sa société du matin. Comme il ne pouvait que les aimer et non les secourir, il ne gagnait à cela que leur malveillance, mais il les aimait toujours. Jamais ame humaine ne trouva plus de jouissance dans la pitié. Le