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davres qu’Édouard III sur le trône, quelle immense distance ne séparait pas son courage de soldat du courage intelligent de son rival ! quelle différence entre cette agression si habilement préparée dans ses moyens financiers et militaires, et cette résistance imprévoyante et désordonnée qui justifie d’avance toutes les combinaisons et tous les dédains de l’ennemi !

Quelle supériorité politique et territoriale l’élément anglais n’avait-il pas acquise, même avant que s’engageât le conflit ? Les plus belles provinces du midi étaient possédées par Édouard, sous la vaine réserve d’un hommage dont la formule même n’était pas déterminée. La Navarre appartenait à une maison devenue ennemie de la couronne, et les vastes possessions apanagères de ses princes les rendaient maîtres de toute la Haute-Normandie, jusqu’aux portes même de la capitale. Par le triomphe du comte de Montfort et son alliance avec la famille d’Édouard III, la Bretagne était devenue une sorte de fief de l’Angleterre, qui seule semblait en mesure de protéger son indépendance. La Flandre, dont les insurrections décimaient périodiquement l’armée française, était le théâtre des plus actives intrigues d’un roi aussi habile dans la politique que dans la guerre, et que ses alliances de famille rendaient maître tout-puissant dans le Hainaut comme dans le Brabant. Édouard III et Artevelt au nord, le Prince Noir au midi, le duc de Bretagne à l’ouest, Charles-le-Mauvais, les jacques et les routiers au cœur même du royaume ; la noblesse dont le sang s’épuise, et la bourgeoisie qui s’agite au premier souffle des passions révolutionnaires ; le peuple précipité par l’excès de ses maux dans la liberté sauvage que semble lui préparer cette immense dissolution ; un roi dont on paie la rançon au prix de la moitié du royaume, sans qu’on puisse deviner, dans ce qui survit à ce grand désastre, une ressource cachée, un reste de vie, une dernière étincelle de patriotisme : tel est le spectacle qu’offre la France au moment où la Providence, qui fait marcher ce pays à coups de grands hommes, suscite pour l’arrêter dans sa ruine la tête de Charles V et le bras de Du Guesclin.

Charles V et Du Guesclin ! deux noms inséparables dans la vie comme dans la mort, aux sépultures de Saint-Denis comme dans les pages de l’histoire. Charles V et Du Guesclin ! deux forces au service de la même idée, double expression de cette puissance monarchique qui allait succéder à un régime épuisé, pour se précipiter à son tour vers sa ruine, en face d’une autre idée, qui, au jour marqué par la Providence, recevra aussi du ciel et sa forme et ses instrumens !