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LE CONNÉTABLE DU GUESCLIN.

labeurs qu’elle a provoqués, il faut moins s’en prendre à l’auteur lui-même qu’au système dans lequel son œuvre a été conçue.

Au moment où paraissait l’histoire de M. de Fréminville, M. Charrière mettait au jour, dans la collection des Documens inédits sur l’histoire de France, la grande chronique en vers de Cuvelier, composée probablement du vivant même du chevalier, par un trouvère inconnu attaché à sa personne. Cette épopée de vingt-trois mille vers, reproduite presque textuellement en prose en 1387, sept années seulement après la mort du connétable, par Jean d’Estouteville, gouverneur de Vernon, est l’unique document contemporain qui ait servi de base à la multitude d’écrits historiques et légendaires qui ont inondé les âges suivans. C’est là qu’ont puisé, comme à une source commune, Duchastelet, Claude Ménard et Guyard de Berville, biographes incolores ou ampoulés, dénués de naïveté autant que de critique.

Comme poème, la chronique de Cuvelier est loin d’être un chef-d’œuvre. On dirait une gazette rimée, où une multitude de faits merveilleux révèle encore davantage l’absence d’inspiration idéale, et, si l’on veut, le prosaïsme de l’auteur. Comme monument historique, cette chronique est fort incomplète, et laisse regretter beaucoup de lacunes ; mais elle n’en reste pas moins, pour qui ne se rebute pas à cette lecture laborieuse, l’œuvre d’un esprit net et ferme, le jet hardi d’une pensée libre. Cuvelier conte sans entraînement, avec une sorte de froid sourire sur les lèvres ; il reste toujours maître de lui-même dans les scènes émouvantes qu’il accumule, et l’on sent que sa personnalité demeure constamment distincte de celle de son héros. Il est curieux, sous ce rapport, de le comparer à Froissart, complètement identifié avec son œuvre chevaleresque. Si la chronique du chanoine de Valenciennes est un chaleureux poème en prose, on peut dire de celle de Cuvelier qu’elle est une froide histoire en vers. Si l’un partage toutes les émotions, toutes les croyances, tous les préjugés de son époque, l’autre semble s’en dégager, peut-être parce que sa position sociale les lui rendait plus lourds à supporter. Cette publication est un service rendu à l’histoire nationale ; elle demeurera, avec l’œuvre immortelle de Froissart, le principal monument historique du xive siècle.

Il est curieux d’envisager Du Guesclin sous le double reflet du travail tout moderne de M. de Fréminville et du poème contemporain édité pour la première fois dans son imposante intégrité. Quel est cet homme, quelle fut sa mission, quelle a été sa gloire véritable ?