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La belle et noble conduite du procureur-général Édouard Molé n’enlève rien à celle de Marillac et de Le Maistre. Ces sortes de gloires sont compatibles, et il n’y a pas de rivalité dangereuse quand il s’agit du pays. Puisque M. Bernard restituait à Molé sa part dans l’affaire des états, il eût pu citer ce fait peu connu, que les agens de Philippe II lui offrirent dix mille écus pour rompre l’arrêt, et que Molé leur répondit : « Vos estats ne sont que brigues, menées et monopoles, et au demeurant je ne m’y trouverai plus[1]. » Il est vrai que le mot n’est pas très flatteur pour les députés de la ligue. C’est ainsi que les projets de la maison d’Autriche se trouvèrent décidément ruinés[2].

On a vu quelle avait été la conduite louche, cauteleuse, sans grandeur, mais heureusement bonne dans ses résultats, que tint l’assemblée de 1593 vis-à-vis de Philippe II. À l’égard du Béarnais, elle montra chaque jour plus de faiblesse à mesure que le succès de ce prince paraissait devoir être plus prochain. En autorisant des armistices, malgré l’envoyé du saint-siége, en consentant, sans en deviner assurément l’issue, à la conférence de Suresne, les états se trouvèrent aider, bien malgré eux, à la cause de Henri IV, à la cause nationale, qui, au reste, eût pu triompher, je n’en doute pas, sans leur involontaire concours.

Quant aux autres prétendans à la couronne, ils trouvaient dans certains groupes des états, dans les coteries isolées, dans quelques fauteurs épars, une aide maladroite, une adhésion couarde, des vœux inutiles, qui n’osaient pas se produire au grand jour. Chaque ambition royale avait là son représentant plus ou moins zélé, plus ou moins fidèle : Pellevé, par exemple, était le soutien avéré de la maison de Lorraine. On devine, au surplus, ce qu’était une assemblée fractionnée, peureuse, élue sous l’influence de Mayenne, c’est-à-dire de l’indécision personnifiée, et continuant à suivre ses inspirations flottantes, sans toutefois lui être assez dévouée pour l’appeler à la royauté. Aussi Mayenne avait-il beaucoup à faire pour ménager, au sein des états, ses intérêts divers, ses ambitions, ses haines, ses espérances, ses caprices, toutes les velléités de son esprit. Représentez-vous ce gros homme fin et madré, muy artificioso, ainsi que disaient les Espagnols ; voyez-le se servant de ses expériences, selon le mot de d’Aubigné, allant de l’un à l’autre, désirant un dénouement pour lui, craignant un dénouement pour les autres, soutenant toujours le plus faible contre le plus fort, puis ayant peur lui-même de

  1. Matthieu, loc. cit., p. 145.
  2. L’arrêt du parlement est du 28 juin 1593, l’abjuration de Henri IV du 24 juillet. Ces deux évènemens ne firent cependant pas perdre tout courage aux agens de Philippe II. Dans une très curieuse lettre du ligueur Mauclerc, écrite à un de ses correspondans de Rome, ce docteur espagnolisé disait encore à la fin d’août : « Les Espagnols de nos quartiers sont bien résolus de faire tout ce qu’ils pourront… Si les forces qu’ils promettent sont prêtes dans trois mois, creabitur rex vel etiam invito Mayenne… » (Mém. de la Ligue, v, 412.) Ainsi, à cette date, on comptait encore sur les états : rien ne se prolonge comme les illusions des partis