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LES ÉTATS DE LA LIGUE.

Ce dissentiment grave sur le fond même de la question ne m’empêchera pas de rendre justice à l’attention avec laquelle M. Bernard s’est acquitté de la tâche que lui avait confiée le gouvernement. Il est impossible de reproduire un monument inédit avec une plus scrupuleuse exactitude, d’en mieux disposer l’arrangement difficile, de combler les lacunes par des extraits plus convenablement intercalés, de mettre enfin plus de soins dans la vérification des détails, dans le dressement des tables, dans l’arrangement des pièces justificatives, en un mot, dans tout ce qui peut éclairer immédiatement le texte, et aider à l’impatience du lecteur. De ce côté, M. Bernard est donc irréprochable ; mais pour les comparaisons, les rapprochemens qui eussent pu donner plus de prix encore à ce document, il y avait mieux à faire. De Thou, Lestoile, rarement Palma-Cayet, plus rarement encore le recueil des Mémoires de la Ligue, voilà à peu près les sources habituelles, les seules sources auxquelles l’éditeur emprunte ses citations et ses notes. Il y a cependant bien d’autres écrivains contemporains qui méritent quelque confiance : d’Aubigné, par exemple, Pierre Matthieu, Cheverny, Davila, dix autres écrivains avec eux, eussent, on le verra tout à l’heure, donné lieu, sur les hommes et les choses des états, à un curieux et fréquent contrôle. L’Espagne par Philippe II, l’Italie par la papauté, prirent une si grande part à ces luttes, elles avaient de tels intérêts et de si sérieuses ambitions engagés dans les débats de cette assemblée, qu’il y aurait eu plus d’un extrait piquant à faire des écrivains espagnols et des publicistes italiens d’alors. L’histoire de la ligue d’Antoine Herrera, Historia de los sucessos de Francia, livre écrit au lendemain des évènemens, par un des familiers de Philippe II, et sous l’inspiration directe de ce prince, eût pu fournir, par exemple, plus d’un renseignement essentiel. Ce sont là des documens que M. Bernard eût pu ne pas dédaigner. Il en est de même des histoires particulières des villes de France ; il semble que l’éditeur y aurait çà et là trouvé des témoignages authentiques, des détails intéressans, soit sur les députés eux-mêmes, soit sur l’effet produit dans les provinces par les actes des états de 1593 : ces opinions, dans leur diversité, ou plutôt dans leur unité (je le crains un peu pour la ligue), étaient bonnes à recueillir ; elles eussent montré ce que pensait la France à cette date, et si les abominables plaisanteries de la Ménippée avaient trouvé grace devant son bon sens.

Il y a deux manières d’entendre le rôle de savant, et en particulier le rôle d’éditeur, ou plutôt il y a deux façons de s’en tirer, selon les tendances particulières ou les aptitudes propres de son esprit, selon qu’on est, en un mot, un lettré ou un érudit pur. Sans doute le sentiment littéraire n’est pas incompatible avec la science, avec une science qui, pour être très renseignée, ne s’interdit cependant ni l’idée ni l’agrément ; mais je n’oserais affirmer que le contraire fût toujours exact. Ainsi le public, qui respecte les savans au lieu de les lire (tous deux y gagnent peut-être), ne se doute pas qu’on puisse être un érudit sans être le moins du monde un écrivain, et que savoir tel patois douteux de l’Orient dispense positivement de savoir le français : cela pour-