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FEU BRESSIER.

teuil. Il faut croire que cela ne s’applique pas aux bateliers. Le domestique de ma tante s’appelle Jean. En l’appelant Jean, je marque la distance qui le sépare de moi ; appeler ce batelier Louis me semblait produire un effet contraire. En un mot, comment te dire cela ? mais il me semble que, pour tutoyer cet homme, il faut être son ami, ou sa femme, ou sa maîtresse.

« Or, comme, d’autre part, ma tante aurait ri aux larmes si je l’avais appelé monsieur Louis, je rappelai le domestique, qui se tenait derrière nous à la distance convenable, et je lui ordonnai d’appeler le batelier.

« Jean se servit du cri ordinaire :

— Ohé ! la nacelle !

« Le bateau que je reconnus se détacha du bord ; mais, à mesure qu’il s’approchait de nous, un vif étonnement s’emparait de ma tante et de moi, ce n’était pas Louis qui le montait : le batelier était un homme vieux et un peu cassé, qui mit à traverser la rivière deux fois plus de temps que n’en avait mis l’autre ; cela parut fort long, surtout à ma tante, qui s’inquiétait du sort de son bracelet.

— Mon brave homme, lui dit-elle quand il fut arrivé, où est un jeune homme qui, il y a deux jours, nous a fait passer l’eau dans ce même bateau ?

— Ah ! dit-il, vous voulez parler de Louis.

— Précisément.

— Eh bien ! ma chère dame, pour vous dire où il est, il faudrait le savoir, et je ne le sais pas.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria ma tante, mais c’est que j’ai, l’autre jour, perdu un bracelet.

— Pour le bracelet, c’est différent, je sais où il est.

— Ah ! tant mieux ; et où est-il ?

— Il est dans les mains de Louis.

— Mais puisque vous ne savez pas où est Louis.

— C’est égal, ils ne sont perdus ni l’un ni l’autre.

— Qui vous fait croire cela ?

— Parce que Louis est un honnête homme, et qu’il vous rapportera votre brimborion.

— Un brimborion ! Mais mon bracelet m’a coûté deux mille francs.

— Il m’a dit en effet que ça pouvait valoir ça.

— Ah ! me dit ma tante à l’oreille, il est perdu ; je n’espérais qu’en leur ignorance de la valeur du bijou.

— C’est pour cela qu’il n’a pas voulu me le laisser et qu’il l’a em-