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tendre le retour de la vieille femme, et on demanda s’il n’y avait rien de curieux à voir dans le pays.

— Il y a l’île à Richard, nous dit un paysan.

« L’île à Richard est un cabaret au milieu d’une rivière ; ce cabaret est quelquefois fréquenté par une société passable, à cause de sa situation. C’est un bois de saules, de peupliers, entouré d’une eau admirable. On y arrive en bateau ; on s’y promène, on y pêche, on y dîne assez bien, à ce que disent les connaisseurs. C’est une fraîcheur, une verdure, des parfums, des murmures qui ravissent l’esprit.

« Nous n’étions pas seules ce jour-là. Du reste, nous ne le sommes presque jamais. Notre écuyer était un M. de Lieben, dont il faut que je te parle un peu.

« Un des adorateurs de ma tante a présenté à la maison ce M. de Lieben comme prétendant à ma main, comme on dit. Ma tante a été d’abord, je dois lui rendre justice, enchantée de cette perspective d’un mariage avantageux pour moi. M. de Lieben a fait la demande ; il a été agréé par ma tante et ajourné par moi. M. de Lieben est un homme comme tout le monde ; il ne m’a séduite ni par sa figure, qui est passable, ni par ses manières, qui sont celles d’un homme bien élevé sans être celles d’un homme distingué. J’ai pensé que des qualités de cœur que je découvrirais sans doute plus tard m’inspireraient peut-être pour lui un sentiment de préférence, sans lequel je ne me marierai jamais.

« M. de Lieben est donc devenu un des habitués de la maison ; mais voici ce qui est arrivé.

« Ma tante ne se soucie en aucune façon de M. de Lieben, et, je suis persuadée, n’en voudrait à aucun prix ; mais elle est comme tous les collectionneurs, l’insecte le plus laid, la fleur la plus insignifiante, rendent plein de désir et d’envie l’entomologiste ou l’horticulteur auquel manquent précisément cette fleur ou cet insecte.

« Ma tante Arolise m’abandonne certes de bonne grace le cœur de M. de Lieben, mais sa vanité et sa coquetterie n’admettent pas que M. de Lieben paraisse être venu à la maison me choisir ; il est donc nécessaire que l’attitude de mon attentif exprime bien ceci : qu’il m’a demandée et m’épouse parce qu’il n’aurait osé aspirer à ma tante. Or, quelques coquetteries risquées pour arriver à ce but ont tourné la tête du pauvre homme, il est devenu sérieusement amoureux de ma tante ; il continue à venir pour moi, il m’épousera même si je le veux ; mais, s’il m’aime comme on aime une femme, il adore ma tante comme on adore une divinité. Mon humilité ne va pas jusqu’à