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REVUE DES DEUX MONDES.

fait ministre a tout changé. Depuis six mois, je ne vous ai point vu. Plus de ces causeries intimes, plus de mise en commun de nos pensées et de nos jugemens. Chacun de nous a vécu dans un milieu différent : vous êtes entré chaque jour plus avant dans l’opposition, comme moi peut-être dans les doctrines du pouvoir.

M. L……

Je regrette bien sincèrement qu’il en soit ainsi. Je n’aurais rien épargné pour vous retenir sur la pente où vous étiez placé. Mais comment vous aborder ? Jamais seul ! jamais un instant où l’on puisse obtenir de vous une attention complète et exclusive. Que les affaires vous laissent une minute de loisir, elle est la proie d’une foule de parasites, de complaisans admirateurs qui s’emparent de vous et obtiennent souvent toutes vos préférences.

LE MINISTRE.

Vous leur laissez le champ libre, comment ne s’en empareraient-ils pas ? Nous-mêmes, abandonnés par nos amis les plus dévoués, rudoyés par les uns, soupçonnés par les autres, quelle force d’ame il nous faudrait pour résister aux avances obligeantes qui nous viennent de tous côtés ! Eh, mon Dieu ! faites la part de la faiblesse humaine ; on nous flatte, comment croire que nous ne méritons que vos défiances ? On nous témoigne de la bienveillance, comment n’y être pas sensibles ? Et les nécessités politiques ! pouvons-nous traiter chacun selon son mérite ? Croyez-moi, Alceste ne serait pas vingt-quatre heures ministre constitutionnel ; nous sommes condamnés à faire bon visage à tous, et souvent à donner la main à des gens que nous méprisons ; ce n’est pas la moins pénible de nos obligations.

M. L……

Souffrez au moins que ceux sur qui elle ne pèse pas conservent l’indépendance de leur censure et se tiennent à l’écart, loin de ce monde servile et corrompu qui vous entoure.

LE MINISTRE.

Vous êtes encore plus de l’opposition que je ne croyais : ce langage violent me le prouve ; mais voulez-vous que je vous dise toute ma pensée ?

M. L……

Parlez ; la franchise est un gage d’estime.

LE MINISTRE.

Vous sacrifiez beaucoup à l’opinion, en croyant ne suivre que l’inspiration de votre conscience ; vous craignez qu’on ne vous prenne pour un solliciteur, disons le mot, pour un ministériel. Nous vivons dans un pays où personne ne veut être ministériel, et, quand on n’est pas de l’opposition, on se dit indépendant pour être quelque chose. Il n’y a pas un candidat dans les élections