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DU SORT DES CLASSES LABORIEUSES.

tion. La nation, fût-elle devenue par miracle propriétaire de tous les biens fonds, ne pourrait pas, sans une scandaleuse injustice, en accorder l’usage gratuit aux individus ; ce serait créer un monstrueux privilége en faveur de ceux qui recevraient les meilleures terres ou les plus agréables logemens. Même observation s’applique au capital proprement dit, qu’il soit transmissible ou de main-morte : c’est un instrument dont il faut payer l’emploi, sous un nom ou sous une forme quelconque[1]. M. Louis Blanc reconnaît d’ailleurs cette nécessité, puisqu’il accorde aux capitalistes, appelés dans l’association, un intérêt garanti par le budget. La bonification des salaires ne pourrait donc être prise que sur le profit de l’entrepreneur. Cette part du bénéfice social est beaucoup moins forte qu’on ne pourrait l’imaginer : si beaucoup de spéculateurs s’enrichissent, un plus grand nombre se ruinent, et, pour établir une moyenne générale, il faut tenir compte des pertes comme des profits. Les statistiques évaluent le produit net de l’industrie proprement dite à dix pour cent sur le prix de vente, c’est-à-dire, à 200 millions au plus, sur une recette de 2 milliards[2]. Cette somme est considérable, relativement au petit nombre des individus qui en profitent aujourd’hui ; mais appelez au partage toute la population ouvrière composée chez nous de huit à dix millions d’individus, et il n’en résultera pour chacun qu’une gratification insignifiante. Pour sortir des vagues généralités, appliquons ce calcul à une industrie spéciale, à celle qui aurait peut-être le plus pressant besoin de soulagement. « Prise dans son ensemble, l’industrie cotonnière, dit M. Schnitzler, protégée par la prohibition, occupe plus de six cent mille personnes. Le produit avant la révolution n’était peut-être pas de 25 millions : aujourd’hui, s’il faut s’en rapporter aux calculs des principaux fabricans, un peu suspects toutefois d’exagération, il s’élève à la somme de 600 millions de francs. Dans cette somme, les salaires, y compris les frais de transport, entreraient pour 400 millions de francs ; les matières premières, avec le blanchiement et les matières colorantes, pour 110 millions. Les capitaux employés représentent 30 millions ; la dépréciation des usines, à cinq pour cent, peut être évaluée à 15 millions, et l’entretien de ces mêmes usines à 15 autres millions. En temps ordinaire, les bénéfices des producteurs montent à 30 millions. Dans les temps de prospérité, la production va au-delà de 600 millions, et l’excédant se partage entre le pro-

  1. Les communistes croient éluder cette double nécessité en accordant la participation aux produits de la terre et du capital, au prix d’un certain nombre d’heures de travail. C’est le loyer payé, non plus en numéraire, mais en services ; c’est la substitution d’une corvée à l’impôt en argent.
  2. Nous empruntons ces chiffres à la Statistique générale et comparée de la France, par M. Schnitzler, ouvrage remarquable, qui nous a été fort utile pour le présent travail. La Revue en fera le sujet d’un article spécial, lorsque les deux premiers volumes, consacrés aux intérêts matériels, seront complétés par deux autres volumes, consacrés aux intérêts moraux.