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ouvrière, qui n’a pas le privilége de se déplacer, se dispute le peu de travail qui lui est offert, s’épuise par la concurrence qu’elle se fait à elle-même, abaisse chaque jour le niveau de ses besoins. Le haut prix mis aux terres enchérit toutes les denrées de nécessité première à mesure que les salaires s’affaiblissent. La richesse générale et évidente du pays n’est qu’un motif d’exaspération pour ceux qui souffrent. Démoralisée par le besoin, la foule arrive à un état d’imprévoyance bestiale, dont l’effet ordinaire est un suraccroissement de population, et la misère engendre la misère, jusqu’au jour où se dressent les affreux fantômes évoqués par Malthus, la guerre civile, ou les fléaux qui dévorent les hommes.

De ce triste tableau des vicissitudes de l’industrie, il résulte du moins que l’ouvrier n’est pas victime d’une rapacité systématique, ainsi que de dangereux amis voudraient le lui faire croire. Au contraire, il y a presque toujours solidarité entre le spéculateur et le salarié ; ils subissent en même temps les oscillations de la perfide bascule dont on ne sait pas encore atténuer les chocs douloureux. Une seconde remarque sur laquelle nous insistons, c’est qu’en dépeignant la décadence d’un peuple, nous poussons jusqu’à ses dernières limites une progression théorique. Dans la réalité, les choses ne se passent presque jamais ainsi. Il est rare que toutes les industries souffrent à la fois. Dans la plupart des états, la constitution sociale prévient les dangers extrêmes de la liberté industrielle. Par exemple, en France, la séparation du capital et du travail n’est, pour ainsi dire, qu’une exception : elle n’a lieu que dans la grande industrie ; nais cinq millions de chefs de famille propriétaires fonciers font supposer que plus de vingt millions d’individus participent à la double condition de capitalistes et de travailleurs[1]. Notre pays, d’ailleurs, est encore dans la phase progressive, et, si certaines classes éprouvent du malaise, il serait possible de leur assurer un refuge dans plusieurs autres professions qui sont en voie de prospérité. La plus riche, la plus superbe des nations est la seule qui paraisse destinée à subir jusqu’au bout les conséquences d’un industrialisme sans frein. En Angleterre, entre ceux qui possèdent et les travailleurs, il y a un abîme infranchissable. La population des champs n’y est pas plus favorisée que celle des villes. On n’y connaît plus ces humbles paysans qui vivent, comme chez nous, à la condition de fertiliser un coin de terre ; il n’y a que des fermiers entrepreneurs de grande culture et de pauvres journaliers occupés irrégulièrement, avec un salaire réduit chaque jour par la concurrence. Tout le revenu territorial étant absorbé par quelques centaines de familles aristocratiques, la nation presque

  1. Quoique les quatre cinquièmes de ces propriétaires n’aient qu’un revenu très modique auquel ils doivent suppléer par un travail salarié, il est ridicule de les classer parmi les prolétaires, comme un utopiste l’a fait récemment, puisqu’ils possèdent plus de deux cinquièmes de la superficie imposable, 21 millions d’hectares sur 50. À la rigueur, la petite propriété peut vivre du revenu de la terre, puisqu’il ne faut que 1,23 hectare pour assurer l’existence d’un individu.