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DU SORT DES CLASSES LABORIEUSES.

nomistes ont appelé le taux normal. L’auteur de Travail et Salaire, qui est magistrat à Reims, a décomposé minutieusement le budget des ouvriers employés dans les fabriques de cette ville. Le gain annuel d’une femme, dans la force de l’âge, s’élève à 248 francs. Pourvu qu’elle ne se repose que le dimanche, et qu’elle se contente de pain et d’eau, elle pourra arriver sans dettes à la fin de l’année, « si toutefois, ajoute M. Tarbé, elle n’a besoin de rien dans son ménage, s’il n’a pas fallu remplacer ses vêtemens usés, si elle a trouvé de l’ouvrage tous les jours, si elle n’a pas été malade. » Mais les crises, les suspensions de travaux sont fréquentes, inévitables. Quelle sera donc la ressource des ouvrières de Reims ? On craint d’insulter au malheur en reproduisant des faits trop connus.

La misère, si grande qu’elle soit en France, n’y tombe que par exception à ce degré d’avilissement qui est commun en Angleterre. La charité est ingénieuse chez nous à relever le moral des indigens, et, depuis quelques années, les administrations municipales rivalisent de zèle pour faire disparaître les anciens foyers d’infection. Cependant, à Lille comme à Liverpool, quatre mille personnes vivent encore dans ces caves où l’on descend par un escalier qui sert à la fois de porte et de fenêtre. À Reims, à Mulhouse, comme à Glascow, il n’est pas rare de trouver plusieurs familles dans une même chambre, sur la même paille : les logemens de ce genre sont très recherchés. Une chambre de dix à douze pieds carrés, basse, sombre, malsaine, se loue de 72 à 108 francs, prix supérieurs relativement à celui des somptueuses habitations. Aussi beaucoup d’ouvriers de ces villes ont-ils pris domicile dans les villages voisins. Ils sont mieux logés à moindre prix ; mais à la fatigue d’une journée de travail ils doivent ajouter celle d’une marche de deux à trois heures. Chaque pays peut mesurer la condition de ses classes inférieures au moyen des tables de mortalité. À Paris, dans le premier arrondissement, il meurt annuellement 1 individu sur 52. Dans les quartiers où sont entassés les pauvres, dans le douzième arrondissement, la mortalité est de 1 sur 26. À Mulhouse, la durée probable de la vie pour les enfans qui naissent dans la classe aisée est de 29 ans. Elle n’est que de deux ans pour les enfans de l’industrie cotonnière ; la moyenne générale de la vie, qui, en 1821, était, dans cette même ville, de 25 ans, y est descendue à 21 ans. Nous avons hâte d’ajouter, pour adoucir les teintes sombres de ce tableau, que l’existence du pauvre est encore moins menacée aujourd’hui que ne l’était anciennement celle du riche. On a calculé qu’au XVIe siècle, époque d’agitation et de guerre civile, la moyenne de la mortalité annuelle à Paris était de 1 sur 17. Pendant le siècle suivant, la proportion s’éleva à 26, c’est-à-dire que, sous la domination resplendissante de Richelieu et de Louis XIV, les chances de vie étaient précisément pour les privilégiés ce qu’elles sont aujourd’hui pour les plus misérables.