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sort du prolétaire anglais : elle lui enlève cette confiance dans la charité publique, cette assurance contre la faim, qui jusqu’ici peut-être a prévenu les excès du désespoir. Ne serait-ce pas sous l’influence de la loi nouvelle que la dernière crise a pris cette intensité et ce caractère de sombre exaspération qui commence à déconcerter le flegme britannique ? Les économistes qui sympathisent avec l’Angleterre ont coutume de dire qu’il ne faut pas juger l’état de ce royaume d’après les statistiques de la misère officielle. La détresse du poor anglais, assurent-ils, serait ailleurs de l’aisance, et s’il sollicite l’assistance paroissiale, c’est pour obtenir certaines superfluités que se refusent les petits bourgeois et les artisans des autres pays. Cette assertion de Say et de M. de Gérando pouvait être exacte avant 1834 ; mais c’est par inadvertance sans doute que M. Buret la répète aujourd’hui : le tiers de son livre est consacré à la réfuter. Le tableau qu’il trace avec l’énergie d’une ame douloureusement émue est celui de la misère absolue, hideuse, abrutissante.

Pour en juger, suivons M. Buret dans son triste pélerinage. Ce n’est pas en Irlande qu’il nous conduira ; il n’y a plus rien à dire sur ce pays, où le seul genre d’aisance connu est de ne pas mourir de faim, où la famine et les épidémies sévissent régulièrement du mois d’avril au mois d’août, pendant la pousse des pommes-de-terre, et suspendent pendant quatre mois entre la vie et la mort trois millions d’individus sur neuf. Transportons-nous, au contraire, dans la métropole du peuple le plus riche du monde, de celui qui s’honore d’avoir perfectionné la science du bien-être matériel. À peu de distance des beaux squares de Londres, derrière ces rues dont on vante avec raison la splendeur et la salubrité, sont des quartiers où l’étranger pénètre rarement, où la police ne s’aventure jamais, dont les pittoresques horreurs ne sont pas même connues de ces élégans touristes qui vont chercher des émotions dans tous les coins du globe. Tel est entre autres le faubourg de Bethnal-Green, qui forme une ville de soixante-dix mille habitans. On nomme ainsi une agglomération de misérables cabanes, entourées d’une enceinte de planches pourries, sur un sol qui n’est pas même nivelé ; sans rues tracées, sans éclairage de nuit, sans ruisseaux pour les eaux impures qui croupissent à l’air en décomposant les immondices. Partout la saleté, l’infamie, la puanteur. La description de cet enfer paraîtrait un caprice de l’imagination, si M. Buret ne la confirmait en employant les termes des actes officiels. Un comité de médecins, institué en 1838 pour inspecter ces quartiers, déclara, dans son rapport à lord Russell, que des espaces de trois à quatre cents pieds sont constamment couverts d’eaux stagnantes, que les matières immondes ne cessent de s’accumuler au milieu de la voie publique, et répandent des exhalaisons mortelles ; que la fièvre est permanente dans certaines rues. Suivant un second rapport, dans un autre quartier, à Schadwell, sur la rive droite de la Tamise, « les habitations sont inférieures en décence et en apparence aux plus sales étables. » Des maisons, des rues entières, sont fréquemment envahies par le typhus, et, « dès qu’un individu est transporté à l’hôpital ou mort, sa place est aussitôt occupée par