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axiome de Ricardo : « Pourvu que le revenu net et réel d’une nation, pourvu que ses fermages et ses profits soient les mêmes, qu’importe qu’elle se compose de dix ou de douze millions d’individus ? »

Ce fanatisme n’est pas sans excuse. À la réalisation des prodiges prédits par la science, l’éblouissement ne fut-il pas général ? Sous le règne de l’industrialisme, on vit l’Angleterre fouiller son sol jusqu’aux entrailles, décupler par des machines la force musculaire de ses travailleurs, économiser une portion de la vie par la rapidité des communications, élever ses revenus à plusieurs milliards, dominer sur toutes les mers, asservir d’immenses royaumes, s’assurer des meilleures positions stratégiques, envahir tous les marchés, régenter le crédit, solder une coalition, résister à un grand peuple en verve de conquête, mettre hors de combat le géant du siècle, rester enfin, il faut l’avouer, dût l’orgueil français en souffrir, rester la nation prépondérante. Les résultats obtenus dans le Nouveau-Monde n’étaient pas moins merveilleux. Un demi-siècle avait suffi pour transformer un continent et placer un peuple improvisé parmi les états de premier ordre.

Mais, par un effrayant contraste, à mesure que la richesse nationale augmentait, on voyait un plus grand nombre d’individus tomber dans la classe des indigens. Le paupérisme semblait d’autant plus intense que le foyer d’industrie était plus actif. Une surexcitation générale, et, pour ainsi dire, une fièvre de croissance, développait une population surabondante. À ce sujet, le docteur Malthus laissa tomber des paroles malsonnantes, qui épouvantèrent les malades comme la froide condamnation d’un médecin endurci. Alors les récriminations éclatèrent. On se demanda avec inquiétude si, dans cette armée industrielle qui devait conquérir le monde, les ouvriers ne seraient que des soldats, sans les nobles émotions du champ de bataille, sans espoir d’avancement. On déclara fausse et impie cette science qui, sous prétexte d’enrichir les nations, accable la majorité des hommes qui les composent. M. de Sismondi, après avoir constaté les dangers de la liberté sans limite et de l’égoïsme sans frein, invoqua, au nom des classes ouvrières, l’intervention modératrice des gouvernemens. Les utopistes de notre temps, saint-simoniens, fouriéristes, communistes, durent leurs succès passagers à la critique exagérée et violente du système industriel en vigueur. On crut qu’il suffisait, pour moraliser la science, de lui donner une définition plus morale, et on répéta avec M. Droz que « son but est de rendre l’aisance aussi générale que possible. » Aujourd’hui des professeurs accrédités déclarent en pleine chaire qu’après avoir découvert et divulgué le mécanisme de la production des richesses, il reste à résoudre le problème de la répartition des bénéfices acquis. Ceux qui ont accepté ce programme ont la prétention de former une école française, par opposition à celle qui dérive d’Adam Smith[1]. Enfin M. de Villeneuve-Bargemont, n’admettant pour correctif que

  1. Un semblable mouvement a lieu dans tous les pays où les questions économiques sont à l’ordre du jour. On a remarqué, parmi les économistes étrangers qui