Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 32.djvu/1048

Cette page a été validée par deux contributeurs.
1044
REVUE DES DEUX MONDES.

phrase a disparu. Il est vrai de dire que, si Mme Pauline Viardot supprime, en revanche les autres ajoutent : pour une phrase qu’on perd, combien n’en gagne-t-on pas ! L’air de M. Corelli, la cavatine de la Persiani, et çà et là des motifs intercalés, que sais-je ? toute une partition nouvelle dans l’ancien chef-d’œuvre de Rossini. Comme toutes les voix qu’une ambition excessive a perdues et qui se brisent avant l’âge pour n’avoir point su se modérer, la voix de Mme Pauline Viardot manque aujourd’hui tout-à-fait de médium. Quelques belles notes lui restent encore dans le bas, et les sons élevés sortent avec un certain éclat ; mais, quant aux registres intermédiaires, ils n’existent plus, et c’est justement dans cette région que les plus grands effets du rôle de Tancredi se développent. Pour peu qu’on se soit attaché à suivre le Théâtre-Italien dans ses différentes phases de splendeurs, on n’aura sans doute pas oublié l’entrée de la Pasta au premier acte, sa manière si large et si simple de dire le récitatif, et cet accent tour à tour langoureux, tendre, passionné, qu’elle donnait à la cavatine ; il y avait surtout un moment où, la plénitude mâle de sa voix répondant à la grande expression de son ame, elle trouvait sur ces paroles : Ne’ tuoi bei rai mi pascero, un des plus beaux effets auxquels l’accent tragique puisse atteindre. Avec Mme Pauline Viardot, ce trait passe complètement inaperçu, et nous n’y voyons rien qui doive étonner, la modulation tombant sur le sol et le la bemol, notes du médium, qui, si tant est qu’elles aient jamais vibré, ont disparu désormais sans laisser aucune trace. Voilà pour l’adagio. Quant à la strette de l’air, à cette phrase si pleine de délire et d’entraînement, presque haletante

Deliri, sospiri,
Accenti, contenti
,

qu’il faudrait emporter d’inspiration, l’effet en est bien médiocre si on le compare à l’enthousiasme que savait provoquer au même endroit la fougue poétique de la Malibran. Ici comme dans le Mori indegna di rossor du finale, comme dans l’andante du duo avec Argirio, le souffle manque, et vous cherchez en vain cette ampleur généreuse, cette étoffe de voix, pour parler à la manière des Italiens, qui permet aux cantatrices de la trempe des Pisaroni, des Pasta et des Malibran, de ne pas toujours compter avec elles-mêmes, et de demander en toute sécurité à leur riche et vaillante nature de ces efforts audacieux où les faibles succombent. Si nous avions le moins du monde envie de nous montrer sévères, nous reprocherions encore à la fille de Garcia les mille traits de soprano dont elle surcharge comme à plaisir la partie du contralto, étouffant ainsi sous des broderies, qui ne sont autre chose que de purs contre-sens musicaux, tout le côté sérieux et pathétique du rôle de Tancredi ; mais nous ne voulons point user de notre droit, et, d’ailleurs, nous craindrions de fournir à M. Viardot une occasion nouvelle de nous gourmander. On sait quelle protestation, au moins étrange, s’est élevée contre le jugement