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REVUE MUSICALE.

Entre tous les opéras de Rossini, il n’en est peut-être pas de plus intéressant que Tancredi, dont le Théâtre-Italien vient d’essayer la reprise ces jours derniers. Depuis, l’illustre maître a mieux fait, qui en doute ? Semiramide, Mosè, Guillaume Tell, sont des chefs-d’œuvre d’une portée bien autrement haute et sublime ; mais il y a, dans cette partition d’un musicien de dix-sept ans, dans cette tragédie lyrique avec ses récitatifs au piano, des qualités naïves, ingénues qui vous ravissent au milieu de tant d’inexpérience et vous attirent d’autant plus qu’on sait que chez Rossini elles ne survivront pas au premier âge. Quels que soient les fruits généreux et puissans que cette organisation splendide ait donnés dans sa maturité, nous n’hésitons pas à le dire : l’homme de génie nous apparaît dans Tancredi aussi bien, plus peut-être que dans Semiramide ou Guillaume Tell. Les combinaisons viendront plus tard ; la force dramatique et le style soutenu auront leur tour. En attendant, ce qu’il faut admirer au-dessus de toute chose, c’est la richesse des idées, cette veine mélodieuse qui déborde avec le sentiment. Défions-nous du grand art, il arrive plus d’une fois qu’on s’y trompe ; telles facultés qui s’acquièrent peuvent faire qu’un homme du second ordre usurpe dans la plénitude de son activité un rang qui ne lui appartenait pas. Pour bien juger des vocations, ne perdons jamais de vue le point de départ. Le talent sait finir, il n’y a que le génie qui prélude. On serait mal venu de vouloir demander à Tancredi les conditions d’un grand opéra de nos jours. La pompe musicale et dramatique, par exemple, y manque tout-à-fait ; comparé à l’instrumentation de Semiramide ou de Guillaume Tell, cet orchestre vous semblera bien vide et bien décoloré, et ces chœurs de chevaliers syracusains, chantant felicità sur un rhythme de contredanse, auront parfois un air de bonhomie qui vous fera sourire. C’est l’œuvre d’un enfant, si l’on veut, mais d’un enfant de génie, dont l’ame s’ouvre pour la première fois à toutes les mélodies de la passion naïvement pressentie, et qui chante comme on sourit, comme on aime, comme on pleure. Essayez donc de vous rendre compte de ces divines larmes qu’on verse à quinze ans ; quoi d’étonnant alors que, parmi tant de mélodies, trésors d’une première ivresse du cœur, il y en ait dont l’ingénuité nous paraisse aujourd’hui puérile ? Je dirai plus, l’unité de la partition est dans cette négligence même qu’on lui reproche, dans cette désinvolture juvénile si aimable et si pleine de grace en son laisser-aller un peu lâche, et