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JACQUES CALLOT.

lui vint en bonne aide ; tout jeune qu’il était, il lui découvrit à chaque planche nouvelle quelque ressource inconnue. Seulement, Callot s’ennuyait de toujours graver des figures de saints en extase. Dès qu’il était un peu libre, il lâchait la bride à sa fantaisie ; il se rappelait les mendians, les comédiens en plein vent, les joueurs de luth, les polichinelles, les matamores, et autres curiosités de l’espèce humaine. Il donnait le premier trait à sa cour des miracles, à cette grande œuvre légère et profonde, bouffonne et sérieuse, plus triste que gaie, qu’il nous a laissée pour étude. Sous Thomassin, il a gravé au burin, mais de ses estampes sous ce maître on ne remarque guère que les Sept Péchés mortels d’après un peintre florentin. Le burin était une arme trop lente pour un homme qui avait tant à créer ; il ne grava bientôt plus qu’à l’eau-forte. Dans la gravure à l’eau-forte, une découverte le servit beaucoup : il trouva que le vernis des luthiers, qui sèche à l’instant, allait mieux à son travail que le vernis mou, laissant au graveur le loisir de garder ses planches inachevées et de mieux creuser le trait.

Un jour, le crayon lui tomba des mains, sa pensée s’attacha avec amour au souvenir de ces deux charmantes bohémiennes perdues à jamais, qui l’avaient aimé mieux qu’on n’aime un enfant. Bientôt, dans les images de sa rêverie, où vivaient encore tous les traits de ces deux têtes passionnées, il vit apparaître comme par enchantement la belle et fière figure de la signora Bianca, la jeune épouse du vieux Thomassin. Elle descendait quelquefois à l’atelier, elle prenait plaisir à voir Callot à l’œuvre, elle lui souriait avec ses lèvres de grenade et ses dents de perles. Il voulut en vain se défendre des attraits de la signora : son cœur était atteint, il n’eut pas la force de résister à son cœur.

J’ai lu cette histoire dans les Curiosités galantes, où elle a pour titre : le Tableau Parlant (Amsterdam 1687). Voici comment le chroniqueur raconte l’amour coupable de Jacques Callot. Thomassin habitait un palais sur les bords du Tibre. Sa main déjà défaillante avait formé dans ce palais un gracieux nid d’amour pour sa jeune femme. Il avait eu l’esprit, malgré sa passion pour la peinture, de n’accrocher que des glaces de Venise dans la chambre de la signora, de sorte que toutes ces glaces, en la représentant, formaient les plus doux tableaux du monde. Quel plus joli tableau en effet, — l’Albane est de cet avis, — qu’une belle italienne, habillée ou non, nonchalante et coquette, à son lever et à son coucher ! L’ameublement, bien digne de la signora, ne se composait guère que de fantaisies de sul-