Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/911

Cette page a été validée par deux contributeurs.
907
UN POINT D’HONNEUR.

sez-moi rêver un peu encore. Je suis occupé d’un grand dessein, ajouta-t-il avec un sourire amer ; oui, je me prépare à un acte grave,… suprême.

Là-dessus il se tut et se replongea dans ses premières préoccupations. Les deux femmes, le cœur serré par je ne sais quelle crainte vague, laissèrent tomber la conversation, et Julien, péniblement affecté, se retira de bonne heure.

IV.

Le lendemain, Albert se rendit plus tôt que de coutume dans son atelier pour sa visite de chaque jour. Son maintien avait quelque chose de solennel et d’inusité. Il parcourut du regard tous les objets qui meublaient l’atelier de sculpture, paraissant vouloir se distraire d’une préoccupation à la fois chère et pénible. Puis tout à coup, par un mouvement machinal, il arrêta ses yeux sur la statue qui se dressait dans le fond, à la place accoutumée, enveloppée dans sa draperie, qui semblait comme un voile de deuil. Albert découvrit lentement le voile avec une sorte de respect et de crainte ; il contempla le marbre étincelant, mais froid et muet. Il se plut à en parcourir tous les linéamens, à en interroger toutes les attitudes, comme pour s’assurer que chacune de ses formes recelait un des mystères de sa pensée. — Oui, c’est bien cela, dit-il ; voilà bien le rêve de mes veilles accompli et l’objet de ma vie entière réalisé. Voilà bien le moule dans lequel le souffle de mon ame s’est figé. Peu importent mon intérêt et ma gloire. C’est l’art que j’ai voulu servir, et que je suis fier d’avoir honoré plus que personne. J’ai enrichi mon art bien-aimé d’un résultat qui ne peut plus périr. Mais combien me coûte cette armure que j’ai ajoutée à son trophée ! Je l’ai payée du bien le plus cher après la conscience, l’estime des hommes ; je lui ai sacrifié, non l’honneur, mais ce qu’il est convenu d’appeler de ce nom, ce qui en tient lieu trop souvent dans le monde. Tout cependant n’est pas fait encore, un autre sacrifice est nécessaire. Il ne sera pas dit qu’un glorieux artiste vivra méprisé d’un seul homme, même injustement. L’auteur d’un chef-d’œuvre admiré doit garder le même éclat immaculé dont il a revêtu sa création ; son front doit être uni et pur comme le marbre sorti de ses mains. L’homme et l’artiste ne forment qu’un tout solidaire ; si l’un est souillé, il faut à tout prix que l’autre cherche un abri contre la souillure contagieuse.