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LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

lieu. — Tantôt c’est la célèbre histoire du jongleur qui va en enfer et qu’on charge, durant l’absence du diable, de faire bouillir la cuve des damnés. Saint Pierre vient avec des dés et lui gagne toutes les ames en peine. — Ou bien enfin c’est l’histoire du vilain qui gagna le paradis en faisant vacarme à la porte gardée par saint Pierre, et en attirant l’attention de Dieu lui-même, qui, riant de son insistance plaisante, finit par le laisser entrer.

C’est assez, c’est trop de ces exemples ; on est à même maintenant de juger les trouvères par rapport à Dante. Telle est la poétique qui avait cours autour de lui et qu’il eut à détrôner, car l’aimable lyre des troubadours s’était brisée comme d’elle-même. Une remarque surtout me frappe à propos de l’éclatante apparition de la muse d’Alighieri au milieu de ces trivialités satiriques, au milieu des fadeurs de la première poésie italienne : c’est combien elle est en même temps tardive et précoce, tardive par rapport aux idées, au sujet, à l’inspiration ; précoce par rapport au talent du poète, à ce génie assurément inattendu en ces solitudes de la pensée du moyen-âge. Chose singulière ! dans l’ordre philosophique, Dante n’ouvre pas une ère nouvelle, il clot le moyen-âge, il le résume, il est l’homme du passé ; dans l’ordre littéraire, au contraire, Alighieri est un génie précurseur qu’on ne saurait comparer qu’à Homère. Au milieu de la barbarie de son temps, quand les langues ne sont que d’informes patois, trois cents ans avant Cervantes et Shakspeare, quatre siècles avant Corneille, six siècles avant Goethe, il donne à l’Italie une grande littérature, il lui fait devancer toutes les nations modernes. Et observez, en passant, ces singulières compensations, ces contradictions intelligentes que sait ménager l’histoire : à l’aide du latin, cet idiome des pontifes, cette langue officielle de l’unité catholique, qui était sa vieille langue nationale, adoptée par l’Europe intellectuelle, l’Italie avait régné sur le monde au moyen-âge. Long-temps on crut qu’il n’y avait pas de culture littéraire sérieusement possible hors de là. Eh bien ! ce fut précisément Dante, le premier chantre du catholicisme, qui, le premier aussi, vint rompre le charme et arracher décidément le sceptre du langage à cette antique madone qu’il adorait, et sur le front de laquelle il déposait sa couronne poétique comme un hommage.

VIII.PEINTURES ET SCULPTURES. — MYSTÈRE JOUÉ À FLORENCE. — TESORETTO DE LATINI. — DANTE. — CONCLUSION.

Quand je disais tout à l’heure que Dante vint tard, il ne faudrait pas entendre qu’il vint trop tard ; l’heure de pareils hommes est désignée ; seulement il arriva le dernier, il ferma la marche, pour ainsi dire. D’ailleurs, quoique la société religieuse d’alors commençât à être ébranlée dans ses fondemens par le sourd et lent effort du doute, elle avait encore gardé intact l’héritage de la foi. La forme rigoureuse de la vieille constitution ecclésiastique demeurait sans échecs apparens, et l’on était encore à deux siècles de la réforme ; la papauté, en abusant des indulgences, n’apaisait pas les scrupules des consciences chrétiennes sur les châtimens de l’enfer.