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LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

mère. La terre apocryphe de saint Brendan avait même eu la consécration diplomatique, car elle figure sous le nom d’île non trouvée dans le traité par lequel le Portugal cède à la Castille ses droits de conquête sur les Canaries.

Quoi qu’il en soit de cette tradition étrange et obstinée, il est légitime de penser qu’elle n’a pas été sans quelque lointaine et sourde influence sur les deux plus grands génies des temps nouveaux, Dante et Colomb, deux noms qui s’appellent, deux fugitifs qui rêvent la contrée idéale, car ils ont un tel vide en eux-mêmes, qu’il leur faut l’infini pour le combler. Repoussés de leur patrie, ils vont en chercher une autre, l’un dans l’inconnu des mers, l’autre dans les mystères de la vie future, et chacun revient avec sa conquête, Colomb avec des empires, Dante avec son poème, tous les deux avec un monde nouveau. Ce ne serait pas assurément une petite gloire pour le premier et ignoré rédacteur du Voyage de saint Brendan que d’avoir ainsi, après des siècles, donné une impulsion à l’homme qui a trouvé l’Amérique, à l’homme qui a fait la Divine Comédie.

Revenons au XIe siècle. Rien ne s’accomplit dans cette ère d’envahissement pontifical sans que le génie d’Hildebrand n’intervienne. Grégoire VII, archidiacre alors, et prêchant un jour devant Nicolas II, n’hésita pas à se servir à son tour de ces prosopopées infernales, et se mit à raconter comment, dix années auparavant, il était mort en Allemagne un comte riche et en même temps honnête, ce qui semble un prodige dans cette classe d’hommes (c’est déjà une haine de guelfe, comme on voit). Depuis lors, un saint personnage, étant allé en esprit dans l’enfer, vit ce même comte sur le degré le plus élevé d’une vaste échelle. Mais je ne veux pas altérer plus longtemps la pensée de Grégoire VII, je le laisse parler lui-même : « Cette échelle, dit-il, semblait s’élever intacte entre les flammes bruyantes et tourbillonnantes de l’incendie vengeur, et être là placée pour recevoir tous ceux qui descendaient d’une même lignée de comtes. Cependant un noir chaos, un affreux abîme, s’étendait à l’infini, et plongeait dans les profondeurs infernales d’où montait cette échelle immense. Tel était l’ordre établi entre ceux qui s’y succédaient : le nouveau venu prenait le degré supérieur de l’échelle, et celui qui s’y trouvait auparavant et tous les autres descendaient chacun d’un échelon vers l’abîme. Les hommes de cette famille venant après la mort se réunir successivement sur cette échelle, à la longue, par une loi inévitable, ils allaient tous l’un après l’autre au fond de l’abîme. Le saint homme qui regardait ces choses demandant la cause de cette terrible damnation, et surtout pourquoi était puni ce comte, son contemporain, qui avait vécu avec tant de justice, de décence, de probité, une voix répondit : « À cause d’un domaine de l’église de Metz qu’un de leurs ancêtres, dont celui-ci est l’héritier au dixième degré, avait enlevé au bienheureux Étienne, tous ceux-là ont été dévoués au même supplice, et, comme le même péché d’avarice les avait réunis dans la même faute, ainsi le même supplice les a rassemblés pour les feux de l’enfer. « Que dire de cette malédiction implacable étendue pour une faute pareille sur tant de générations ? que dire de l’incertitude et