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than et de ses satellites, et comment, à chaque ame impie qui tombait dans le cratère, l’enfer, en signe de joie, lançait des flammes au dehors. À la prière de Judas, et au grand mécontentement des démons ses bourreaux, Brendan lui accorda une nuit de répit.

Il est tout-à-fait remarquable que Judas, dans cette légende, soit précisément le seul qui jouisse du repos dominical. C’est un généreux privilége que le Christ, en son infinie charité, accorde à celui qui l’avait trahi. On pourrait bien trouver quelque chose d’analogue chez les dissidens qui ont enseigné que le jour du sabbat interrompt les supplices du purgatoire. Cependant observez la différence. Qu’est-ce en effet que le purgatoire entre l’enfer et le paradis, sinon une chose éphémère entre deux choses éternelles ? Ce n’est pas le bien, mais ce n’est plus le mal. Transition mystérieuse où les douleurs sont tempérées par l’espérance ; asile provisoire où, comme sur la terre, on sait aussi ce que c’est que le temps, et combien durent les heures ! Il n’est donc nullement étrange de voir introduire des tempéramens, des délais, dans ce qui n’est pas destiné à durer toujours. Mais la pitié en enfer, mais le Christ pardonnant autant qu’il est en lui (puisque l’éternité des peines est proclamée) à l’homme qui l’a conspué et vendu, c’est assurément le plus poétique et le plus touchant, sinon le plus orthodoxe effort des imaginations chrétiennes du moyen-âge. Dante, qui se complaît à la tradition catholique en ce qu’elle a de plus sombre et de plus rigoureux, s’est bien gardé ici de l’imitation. Loin de donner dans ces excès d’indulgence, il a montré au dernier degré de l’enfer Judas, la tête dans la gueule de Lucifer, agitant en dehors ses jambes dénudées par les coups de griffes.

Le poète, qui savait tout ce qu’on savait de son temps, avait dû connaître le Voyage de saint Brendan. Aucune tradition du moyen-âge ne fut plus répandue que celle-là ; le tour, l’imagination brillante et presque orientale qu’elle décèle, a un peu effrayé la facile critique des bollandistes, qui n’ont vu dans tout cela que des rêves indignes d’attention, deliramenta apocrypha. Le malheur est que précisément cette antique légende est une de celles qui ont exercé la plus longue, la plus réelle influence. Soupçonnerait-on qu’il n’y a guère plus d’un siècle, en 1721, un vaisseau, et cela dans un but non de piété, mais d’ambition, partait encore des ports de l’Espagne pour chercher à l’ouest des Canaries l’île fortunée, l’île fabuleuse de saint Brendan ? Voyez le sort de ces idées du moyen-âge : celles qui tentent la cupidité et l’intérêt sont presque les seules qui persistent. Dans l’Espagne du XVIIIe siècle, on n’eût point rencontré peut-être un seul soldat qui voulût, comme aux grandes époques chrétiennes, tenter la croisade et délivrer le tombeau du Sauveur. Eh bien ! il se trouvait en revanche des aventuriers qui couraient au-delà des mers vers je ne sais quelle terre inconnue, vers je ne sais quel souvenir égaré de l’Atlantide. Il est vrai que cette superstition avait si profondément pénétré dans les croyances populaires qu’au XVIe siècle, au temps de Luther, on avait vu des spéculateurs se ruiner et de grandes expéditions mettre à la voile pour atteindre cette chi-