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LA DIVINE COMÉDIE AVANT DANTE.

sant alors sous une forme humaine, allait prendre son rang. Dans la région supérieure erraient doucement les ames des justes ; elles étaient transparentes, lumineuses, et gardaient leur couleur naturelle. Dans la région inférieure, au contraire, se heurtaient en courant les ames perverses ; elles étaient opaques : les unes paraissaient tachetées de gris, les autres d’un noir luisant comme des écailles de vipère. À leur couleur, on distinguait le vice qui les souillait : le rouge marquait la cruauté, une sorte de violet ulcéreux indiquait l’envie ; au bleu, on reconnaissait l’impureté, au noir l’avarice. Celles qui se purifiaient reprenaient peu à peu leur premier aspect. — Au clignotement de ses yeux, à l’ombre que projetait son corps, Thespésius fut reconnu pour un vivant, ainsi qu’il arriva à Dante. Puis, entraîné sur un rayon de lumière, il continua sa route jusqu’en un lieu où des ames criminelles étaient punies, et, selon qu’elles étaient curables ou incurables, livrées à trois divinités vengeresses. La dernière, Erichnis, précipitait les grands coupables dans un abîme que l’œil ne pouvait sonder. — Après avoir traversé un espace infini, après avoir vu un gouffre mystérieux d’où sortait un vent qui enivrait comme du vin, après avoir visité un cratère où venaient se déverser les eaux de six fleuves diversement colorés, que trois génies, assis en triangle, mêlaient suivant différentes proportions, Thespésius reconnut parmi les coupables le cadavre de son père couvert de piqûres. Il s’enfuit terrifié et s’aperçut qu’abandonné par son guide, il était maintenant conduit par d’affreux démons. Des supplices divers s’offrirent alors à ses regards : ici c’étaient des hommes écorchés et exposés aux variations de l’atmosphère ; là des groupes de deux, de trois personnes, s’entrelaçant comme des serpens et se déchirant à coups de dents. Venaient ensuite trois vastes étangs, l’un d’or fondu, l’autre de plomb liquide, mais froid, le troisième de fer aigre. Des diables prenant, comme des forgerons, les ames des avares avec des crocs, les plongeaient dans l’étang d’or bouillant jusqu’à ce qu’elles devinssent transparentes, et, les retirant alors, ils les éteignaient au sein des autres étangs. Ces ames, durcies et comme trempées, pouvaient être rompues en divers fragmens. Sous cette nouvelle forme, elles étaient forgées et refondues. Puis on recommençait durant l’éternité. —Thespésius demeura attéré quand il découvrit plusieurs petits groupes qui déchiraient chacun une victime ; c’étaient des fils irrités, toute une descendance furieuse qui, damnée par la faute des aïeux, se vengeait sur les auteurs de ses souffrances. Voilà bien la transmission de la faute originelle, voilà la responsabilité héréditaire, telle que l’enseigne le christianisme. Mais tout se mêle dans le légendaire païen. Nous touchions aux mystères de l’Évangile ; nous retombons presque aussitôt dans les folies pythagoriciennes et orientales. Thespésius, en effet, parvint au lieu où s’opérait la métempsycose de quelques ames ; des ouvriers, s’emparant de ces ames, taillaient ou supprimaient leurs membres, et, à coups de ciseaux, leur donnaient la forme de différens êtres. Ils saisirent entre autres Néron, et, après lui avoir ôté les clous de feu qui le perçaient, ils se mirent à le découper pour en faire une vipère ; mais une voix secrète cria qu’il fallait seulement lui donner la forme