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dissait de rage, ses dents imprimaient des marques sanglantes sur ses lèvres blanches, quoiqu’il affichât un grand calme et s’appuyât avec une grace affectée sur la garde de son épée, dont il avait essuyé dans le sable la pointe rougie contre les règles.

À quoi tient la popularité ! Jamais personne n’aurait pu imaginer la veille et l’avant-veille qu’un artiste aussi sûr, aussi maître de son public que Montès, pût être si rigoureusement puni d’une infraction sans doute commandée par la plus impérieuse nécessité, vu l’agilité, la vigueur et la furie extraordinaires de l’animal. La course achevée, il monta en calessine, suivi de son quadrille, et partit en jurant ses grands dieux qu’il ne remettrait plus les pieds à Malaga. Je ne sais s’il aura tenu parole et se sera souvenu plus long-temps de l’insulte du dernier jour que des triomphes et des ovations du commencement. Maintenant je trouve que le public de Malaga a été injuste envers le grand Montès de Chiclana, dont toutes les estocades avaient été superbes, et qui avait fait preuve dans les occasions dangereuses d’un sang-froid héroïque et d’une adresse admirables, si bien que le peuple, enchanté, lui avait fait don de tous les taureaux qu’il avait frappés, et lui avait permis de leur couper l’oreille en signe de propriété, pour qu’ils ne pussent être réclamés ni par l’hôpital ni par l’entrepreneur.

Étourdis, enivrés, saturés d’émotions violentes, nous retournâmes à notre parador, n’entendant par les rues que nous suivions que des éloges pour le taureau et des imprécations contre Montès.

Le soir même, malgré ma fatigue, je me fis conduire au théâtre, voulant passer sans transition des sanglantes réalités du cirque aux émotions intellectuelles de la scène. Le contraste était frappant ; là le bruit, la foule ; ici l’abandon et le silence. La salle était presque vide, quelques rares spectateurs diapraient çà et là les banquettes désertes. L’on donnait cependant les Amans de Teruel, drame de Juan Eugenio Hartzembusch, l’une des plus remarquables productions de l’école moderne espagnole. C’est une touchante et poétique histoire d’amans qui se gardent une invincible fidélité à travers mille séductions et mille obstacles : ce sujet, malgré des efforts souvent heureux de la part de l’auteur pour varier une situation toujours la même, paraîtrait trop simple à des spectateurs français ; les morceaux de passion sont traités avec beaucoup de chaleur et d’entraînement, quoique déparés quelquefois par une certaine exagération mélodramatique à laquelle l’auteur s’abandonne trop aisément. L’amour de la sultane de Valence pour l’amant d’Isabel, Juan Diego Martinez