Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 31.djvu/618

Cette page a été validée par deux contributeurs.
614
REVUE DES DEUX MONDES.

rement à Montès jusqu’à quel point le public espagnol poussait l’esprit d’impartialité envers les hommes et envers les bêtes.

Un magnifique taureau noir venait d’être lâché dans la place. À la manière brusque dont il était sorti du toril, les connaisseurs en avaient conçu la plus haute opinion. Il réunissait toutes les qualités d’un taureau de combat ; ses cornes étaient longues, aiguës, les pointes bien tournées ; les jambes, sèches, fines et nerveuses, promettaient une grande légèreté ; son large fanon, ses flancs développés, indiquaient une force immense. Aussi portait-il dans le troupeau le nom de Napoléon, comme le seul nom qui put qualifier sa supériorité incontestable. Sans la moindre hésitation, il fondit sur le picador posté auprès des tablas, le renversa avec son cheval, qui resta mort sur le coup, puis s’élança sur le second, qui ne fut pas plus heureux, et qu’on eut à peine le temps de faire passer par-dessus les barrières, tout moulu et tout froissé de sa chute. En moins d’un quart d’heure, sept chevaux éventrés gisaient sur le sable ; les chulos n’agitaient que de bien loin leurs capes de couleur, et ne perdaient pas de vue les palissades, sautant de l’autre côté dès que Napoléon faisait mine d’approcher. Montès lui-même paraissait troublé, et même une fois il avait posé le pied sur le rebord de la charpente des tablas, prêt à les franchir en cas d’alerte et de poursuite trop vive, ce qu’il n’avait pas fait dans les deux courses précédentes. La joie des spectateurs se traduisait en exclamations bruyantes, et les complimens les plus flatteurs pour le taureau s’élançaient de toutes les bouches. Une nouvelle prouesse de l’animal vint porter l’enthousiasme au dernier degré d’exaspération.

Un sobre-saliente (doublure) de picador, car les deux chefs d’emploi étaient hors de combat, attendait, la lance baissée, l’assaut du terrible Napoléon, qui, sans s’inquiéter de sa piqûre à l’épaule, prit le cheval sous le ventre, d’un premier coup de tête lui fit tomber les jambes de devant sur le rebord des tablas, et, d’un second lui soulevant la croupe, l’envoya avec son maître de l’autre côté de la barrière, dans le couloir de refuge qui circule tout autour de la place.

Un si bel exploit fit éclater des tonnerres de bravos. Le taureau était maître de la place, qu’il parcourait en vainqueur, s’amusant, faute d’adversaires, à retourner et à jeter en l’air les cadavres des chevaux qu’il avait décousus. La provision de victimes était épuisée, et il n’y avait plus dans l’écurie du cirque de quoi remonter les picadores. Les banderilleros se tenaient enfourchés sur les tablas, n’osant descendre harceler de leurs flèches ornées de papier ce re-